Thermes de Dioclétien

Thermes de Dioclétien
Roma, 27 aoà»t 2023
Chiara Mezzalama

Il fait chaud àRome au mois d’aoà»t, les Romains ont abandonné les lieux, ne restent que les plus démunis, souvent étrangers, et les touristes, nouveaux envahisseurs qui s’entassent au Colisée, au Campo de’ Fiori, place Navone, devant la fontaine de Trevi et font la queue sous le soleil brà»lant pour manger dans une trattoria sponsorisée par les réseaux sociaux. Oh toi, touriste qui débarques pour la première fois dans cette ville mirobolante, que ressens-tu ? J’ai l’impression, dis-moi si je me trompe, que ce qui t’intéresse est un modèle rassurant de ville globalisée, sauf qu’on y mange mieux. Sais-tu qu’il existe des lieux que presque personne ne va visiter ? Où on a le privilège de rester seuls face àla beauté éternelle ? Sais-tu qu’en face de la gare Termini, où le chaos des départs-arrivées se mêle àl’odeur très forte des poubelles, àla décadence de cette ville maltraitée, tu trouverais le silence et la beauté d’un site intemporel où àchaque pas s’émerveiller ?

« Gnothi seauton », « connais-toi toi-même », en italien « conosci te stesso ». Voyager, se dépayser n’est-ce pas une manière de se perdre et par làmême se retrouver ? L’homme squelette couché sur un triclinium, memento mori en mosaïque du Ier siècle après J.-C., nous souhaite la bienvenue. L’invitation socratique est toujours de mise, essentielle, urgente àchaque phase de l’existence. Es-tu prêt àla recevoir, toi touriste qui ne cherches que ce que tu connais déjà ? Et moi ? La connaissance de moi-même est souvent passée par les mots ; mots lus et relus, mots écrits, mots inventés et cela depuis fort longtemps. J’ai quitté Rome il y a quelques années et cette blessure – chaque départ volontaire ou forcé laisse des traces – devient une occasion de naviguer entre deux langues et deux cultures. Flâner àRome au mois d’aoà»t est une manière de me « re-connaître » dans mes racines.

Ce site impressionnant, gigantesque et stratifié fait partie du Musée national romain qui possède la plus importante collection archéologique au monde. Les thermes de Dioclétien s’étendaient sur 13 hectares et pouvaient accueillir 3000 personnes. J’essaye d’imaginer la natatio, la piscine de 4000 m2 qui offrirait sa fraîcheur en cette journée de canicule. J’enlève mes souliers pour sentir le marbre chaud sous les pieds. Envie de danser dans ce décor spectaculaire, inattendu. Je regarde de près les visages de femmes, d’hommes et d’enfants, sculptés dans le marbre àl’image des dieux et pourtant si terriblement humains et proches. Chaque rencontre est émouvante. Qui es-tu beauté mystérieuse et hautaine, et toi qui serres un oiseau dans les bras ? Je sais qu’une des raisons de mon départ résidait dans la peur d’être écrasée par ce passé. Comment trouver sa place en tant qu’artiste quand chaque pierre a son histoire àraconter ? Rome est un mausolée, une tombe dans laquelle les générations précédentes ont déposé leur beauté.

Je découvre la partie épigraphique du musée, messages gravés dans la pierre qui ont traversé le temps, qui disent l’amour, la politique, la dévotion, le désespoir, la vie simplement. Bouteilles àla mer qui ont survécu aux guerres, aux pillages, aux incendies, au passage implacable du temps pour arriver jusqu’au présent, ça me bouleverse. N’est-ce pas ce que l’écriture fait encore aujourd’hui ? Scripta manent. Cet espoir caché, dont on a toujours un peu honte, de laisser une mémoire, une goutte d’éternité, cette lutte contre la mort engagée par l’art. Y a-t-il encore des mots àajouter ? Ce que j’ai àdire est-il vraiment nécessaire ? L’écriture est une recherche de soi, ce fameux « connais-toi toi-même  » mais aussi un témoignage de l’époque, aussi triste soit-elle, qu’il nous est donné de vivre. Tout empire a un apogée qui contient déjàsa fin. Nous vivons dans un temps de ruines. Et toi, touriste, es-tu si affamé parce que tu sens que c’est peut-être un des derniers voyages ? Pendant deux ans nous en avons été empêchés. Savais-tu Méduse àla tête entourée de serpents, ton regard courroucé, que les dieux nous ont laissés sans protection ?

En 1561, le pape Pio IV Médicis décida de la transformation des thermes, longtemps abandonnés, en église et couvent de Santa Maria degli Angeli. Il confia l’œuvre àMichelangelo, âgé de 86 ans, qui en dessina le projet et son insertion dans les ruines. Le cloître mineur et le cloître majeur sont des exemples magistraux de ce mélange d’époques qui font la beauté de Rome. Imbrication de temps et de langages artistiques, de gloire et de décadence. N’est-ce pas ce qui arrive àcelles et ceux qui se déplacent, changent de langue, de culture et de pays, établissent un avant et un après, se retrouvent plongés dans un autre système expressif et de pensée. Richesse qui peut mener àla confusion, comme dans ce roman que j’écris en ce moment et qui de chapitre en chapitre glisse de l’italien au français, sans raisons apparentes. Sujet passionnant àcreuser. Mais pour l’heure, je sais que Rome reste le cadre privilégié de mes histoires, cette blessure àsoigner, cette source inépuisable d’inspiration, nourrie par la distance que j’ai dà» mettre pour ne pas succomber àl’amour que je lui porte. Dans le bleu du ciel et la chaleur accablante, la beauté plein les yeux, je m’en vais.

5 septembre 2023
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