Bouquetin

Bouquetin

Nous voici donc dans la fameuse Chambre Noire. À partir de maintenant, mesdames-messieurs, nous avons vingt minutes. Je vous demanderai de bien vouloir éteindre vos lampes.

Ne reste plus qu’une seule source lumineuse, plus blanche : au front de Maïa. On la voit enclencher une sorte de compteur. Elle parle tout bas, mais on l’entend très bien.

Il faut bien vous dire que vous serez peut-être parmi les derniers visiteurs de Bragayrac ; la plupart des grottes présentant une telle richesse picturale sont interdites au public : pour le dire vite, chacune de nos expirations ronge la paroi.
D’où Lascaux II, exemple bien connu ; ici, le parc de la préhistoire a pris les devants en créant une sorte de Bragayrac II avant même la fermeture.
Nous devons donc respecter des règles très strictes, et qui de toute façon ne suffisent pas. En fait, les responsables de la grotte s’attendent chaque jour à une décision définitive du ministère de la culture.

Un temps. Tout le monde retient son souffle.

Les assureurs ont dû se régaler pour l’exposition d’art contemporain, chuchote le minéralogiste en manquant s’étouffer, je veux dire, si ça peut fermer n’importe quand ?

Bingo, monsieur.

Elle rigole doucement.

Bon, je vous le montre, ce premier panneau ?

Elle rigole encore, et sans attendre la réponse, tourne la tête vers un cheval de quinze mille ans, qui jaillit violemment du noir.

Tout le monde retient son souffle.

*

Là, j’ai pris un vrai coup sur la tête. C’était une telle joie face à la vie intense ça en devenait douloureux, comme des seins trop lourds de lait.
Je me suis mis à hésiter, l’équilibre était moins sûr dans le noir, qu’est-ce que je faisait dans cette grotte, dans la terre, sur terre ? Qu’est-ce que c’était que ces chevaux pour de faux et qui semblaient encore hennir ? Et ces chauves-souris en couleurs, ces rochers de cire ?
Attention le sol n’est pas terrassé on pourrait glisser.
On a vu d’autres chevaux, un petit bouquetin et des variations de bisons encastrés les uns dans les autres, tout ça en vingt minutes en respirant le moins possible, c’était si vieux, intact de vigueur, incompréhensible.
Elle répétait On ne saura jamais ce que ça voulait dire, et cette perte irréversible, quel déchirement, un vrai coup sur la tête, heureusement il y avait la rambarde pour m’appuyer un peu.
Elle parlait à voix basse : on entendait distinctement, elle disait Ce qui est sûr c’est qu’ils n’ont pas choisi cet endroit par hasard, l’arrondi de la salle, l’inclination des pans, la distance au jour bien sûr, mais aussi l’acoustique, messieurs-dames, vous entendez comme vous m’entendez bien ?
Ils devaient chanter en peignant.
On pense qu’ici sous la corniche ils étaient dans cette position : accroupi tourné vers le haut, la torche à gauche, qui tremble.
Une posture très inconfortable, messieurs-dames, ils le voulaient leur dessin, mais quelle récompense : sous cet angle, avec le tremblement de la flamme, on croyait sans doute voir le bouquetin courir.

C’était trop, tant de vitalité inaccessible, il fallait faire quelque chose, tenter de s’approcher, ne pas rester au bord de la sauvagerie mais sauter dedans. Alors, accroupi au fond de la grotte, j’ai sauté à califourchon sur le dos du bouquetin peint, et je me suis barré.
Vacances.

Je suis ressorti au galop.
La neige recouvrait l’Ariège, c’était la dernière période glacière après tout, on a foncé droit vers le bord du plateau terrassé qui un jour servirait de parking et là, sans hésiter, le bouquetin a sauté dans le vide, replié les pattes au ralenti, soufflé un bon coup dans le froid et là, au bout du paléolithique, j’ai inventé la luge à dos de bouquetin.
On se comprenait très bien, ça dépassait largement le niveau corne gauche : tourne à gauche, comment dire ? Le bouquetin et moi, on était la luge ensemble.
J’avais empoigné les cornes, c’est vrai, mais pour ce qui était de choisir l’orientation, ça se passait plutôt au niveau des hanches, et vous pouvez me croire, l’impulsion ne venait pas que de moi.
Bien sûr, en plaçant le poids du buste sur telle ou telle zone du dos velu je donnais un point de vue sur la pente, mais je recevais en retour des contractions de muscles, des torsions du garrot qui m’incitaient à déplacer l’équilibre ici ou là, et aussi bien des souffles ou des grognements auxquels faisaient écho mes cris.
Évidemment, Maïa continuait de parler, je me surprenais à ne rien comprendre mais à tout enregistrer, au mot près :

Il ne s’agit pas d’un tableau de chasse : ici comme ailleurs ils ont majoritairement peint des chevaux et des bisons, or ils n’en mangeaient pas tous les jours.
Ils n’ont pas griffonné avec un bout de charbon ramassé sur le chemin : certains pigments viennent de gisements éloignés et difficiles d’accès, peut-être le résultat d’un échange avec d’autres groupes croisés en nomadisant.

On gagnait en vitesse. Le fond de vallée se rapprochait en oblique, trépidant, blanc-vert.

Ils ont sélectionné leurs motifs avec soin, et c’est ce choix qu’on ne sait plus expliquer.

Longue trace poudreuse en prenant la pente au cordeau.

Les représentations de la vie quotidienne sont quasiment inexistantes, par exemple.
On évite en mugissant une crevasse aperçue au dernier moment.

Même parmi les animaux, les petits mammifères sont rares…

La corniche.

Très peu de volatiles…

La corniche à vingt mètres, dix.

Très peu de poissons…

On saute. En dessous la neige est blanc-bleu.

Pas de coquillages, et…

Et ? Vol plané, bonheur, bonheur !

Et ?



Je suis revenu sur terre quand Maïa a dit Et pas de végétaux non plus.


Jocelyn Bonnerave

22 avril 2011
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