Jean-Louis Giovannoni | Notes sur les ateliers d’écriture

• Une parole, un mot n’existent vraiment que prononcés, écrits. Tous ont besoin d’extériorisation pour prendre corps, se révéler. Mais l’écriture n’est pas qu’un révélateur, c’est aussi un lieu de construction interne, profond, qui se met en mouvement dès les premiers mots.

• Ecrire, c’est avant tout dé-couvrir ce que nous ignorons posséder. L’écriture révèle notre façon de voir, de vivre le monde qui nous entoure mais aussi la façon particulière que nous avons d’en rendre compte. Nous parlons et écrivons dans une même langue, mais celle-ci est teintée des particularités de chacun, particularités qui font entendre des musiques, des voix différentes. On vit, on bouge dans sa langue, et cela même sans le savoir, et l’écriture librement associée, sans plan et pensées préalables, en est alors le témoin.

• L’écriture nous plonge dans une expérience étrange où l’on découvre, dans le mouvement de ses mots, ce que nous ignorions avant même de l’écrire. Simple révélation ? Pas seulement car l’écriture ne fait pas que dé-couvrir ce qui se cachait en nous, elle le crée aussi au fur et à mesure de la venue des mots.

• Ecrire, c’est à la fois s’inventer et se découvrir ; s’inventer un espace que l’on ignorait avant, un espace qui nous est propre dans notre propre langue-maternelle, et qui sera d’autant plus nôtre que l’on s’autorise à la libérer dans notre écriture.

• Il n’est pas facile de convoquer des mots, des phrases sur une page, de les organiser, d’en faire un texte, d’écrire tout simplement. La plupart d’entre nous, très vite se mettent à douter de l’intérêt de ce qu’ils sont en train d’écrire. Peut-être pensent-il que l’écriture relève du domaine des seuls écrivains : roman­cier, poètes, essayistes... et que pour écrire, il faudrait avoir une autorisation « spéciale », voire une compétence particu­lière délivrée finalement par on ne sait qui de supérieur qui lui saurait ce qu’est écrire.

• Ce n’est pas non plus un monde fait de toute pièce mais de ce que nous avons vécu, lu, appris… ainsi que de ce qu’on ignorait savoir et qui vit en nous dans l’attente de mots pour se révéler. On est bien plus riche qu’on ne croit.

• Ecrire, c’est magique : on ne sait jamais à l’avance ce qui viendra sur sa feuille. La seule chose que nous ayons à faire : nous lancer dans l’écriture pour que ces mots et ces phrases apparaissent, et qu’un poème, un texte puisse enfin voir le jour. Ce qui est le plus étrange, dans tout cela, c’est que l’on ignore, avant d’écrire, ce que nos mots, nos phrases vont nous dire.

• L’atelier d’écriture, en étant un « atelier », c’est-à-dire un lieu de partage en commun, où l’on peut à la fois apprendre et s’exercer en même temps, se confronter mais surtout échan­ger, peut tout à fait lever de nombreuses craintes vis-à-vis du fait d’écrire. Pouvoir lire son texte à haute voix à d’autres, et les écouter à son tour, a un effet apaisant : on se sent moins seul devant son écriture.

• Je demande aux élèves qui participent aux ateliers d’écriture, d’écrire à partir d’ « amorces » – début de phrases qu’il faut prolonger le plus possible – et j’ajoute à cela une consigne qui déroute souvent les participants : « Ne réfléchissez pas lorsque vous écrivez… laissez courir votre imagination. » Aussitôt une élève m’a rétorqué : « En gros, vous nous demandez d’écrire n’importe quoi ? » Je lui ai immédiatement répondu : « Oui, c’est ton n’importe quoi qui m’intéresse ! » Mais voyant sa perplexité après ma réponse, j’ai ajouté : « Je veux essentiellement lire ce que produit ton imaginaire. Si tu réfléchis trop, tu feras un plan pour organiser ton texte, tu prévoiras un début, un développement et une fin, et tu n’écriras alors que ce que tu as prévu. Alors que si tu laisses ton imagination te guider, tu seras étonnée du résultat ; et ce ne sera pas n’importe quoi que tu auras écrit… »

• Qu’on le veuille ou non, chacun d’entre nous vit, bouge et s’exprime dans une langue qui lui est propre ; une langue certes qui loge dans la langue commune que nous partageons, mais qui a ses propres intonations, ses propres couleurs. Et si cette langue trouve moyen de s’exprimer librement, elle fait alors entendre d’autres façons d’être au monde. C’est ce que ces ateliers d’écriture révèlent à leurs participants.

• Même si le texte n’est pas toujours bien ordonné, « comme il faut », on doit le laisser naviguer librement pour qu’il puisse dessiner son propre espace ; espace qui sera aussi le nôtre car nous sommes un peu ce que nos mots agitent et donnent à lire.

• De toute évidence, chacun a sa façon de bouger, de se déplacer dans la langue ; de créer des liens, des passages avec le monde et les autres. Cette langue, qui nous appartient en propre, ne nous isole pas pour autant. Au contraire, elle se nourrit de nos rencontres, de nos échanges…

• On n’écrit jamais pour soi, on écrit toujours pour quelqu’un, un destinataire réel ou imaginaire. Même si nous ignorons à qui s’adressent réellement nos textes, l’écriture, elle, a besoin de s’inventer une adresse. Être lu est le propre de toute écriture. Tout texte attend un lecteur. Car tout texte écrit s’adresse à quelqu’un même s’il n’est pas explicitement désigné dans le texte. En fait, lorsqu’on écrit on interpelle l’autre — on lui fait signe.

• Pour écrire, la première chose à faire, c’est d’accueillir ce qui surgit et d’écouter ensuite cette voix particulière qui naît de l’agencement de nos mots et nos phrases ; façon qui n’appartient qu’à soi. Nos voisins d’atelier n’auront pas les mêmes mots, les mêmes phrases, et donc n’écriront pas les mêmes textes.

• Ecrire introduit l’autre, les autres à travers nos mots. Les philosophes ont un terme qui exprime parfaite­ment cela : l’écriture convoque en elle l’altérité. Ecrire, c’est s’adresser, interpeller — c’est aussi donner à lire. Les textes n’existent, d’une certaine façon, que pour être lus. On ne peut résumer l’écriture à cette seule fonction même si celle-ci est fondamentale au psychisme humain. L’écriture est aussi le lieu de la découverte de ce que l’on ignorait comme vivant à l’intérieur de soi et qui par l’acte d’écrire se révèle à nos yeux.

• Le plus étrange dans un atelier d’écriture, c’est que chacun fait l’expérience, toute proportion gardée, de celle que fit Christophe Colomb en découvrant, devant lui, un continent inconnu qu’il baptisa Amérique. C’est une réalité, on ne découvre son écriture, son phrasé, sa langue, y compris ce que l’on veut dire, que dans l’instant où on l’écrit. Pour cela, nous avons utilisé des amorces, débuts de phrases à prolonger, sans réfléchir, ni analyser, en se laissant porter uniquement par ce qu’elles suggèrent à votre imagination. Toute réflexion, avant même d’écrire, bloque la venue des phrases, leur surgissement et empêche les élèves de développer leur monde interne.

4 juin 2019
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