Une librairie ancienne, 01 | Angelique Villeneuve & Juliette

UNE LIBRAIRIE ANCIENNE
18H20

Coudou, 13 ANS
Valeria 36 ANS

COUDOU

À ma montre, il est 18h20, je n’ai plus beaucoup de temps avant de devoir quitter les lieux et redescendre sur Terre, bien sûr c’est une image, je suis bien sur Terre mais quand je suis dans cette librairie de livres anciens, mon esprit quitte son nid pour rejoindre un monde imaginaire. En effet, dans ce lieu tout est propice à l’évasion, les murs sont recouverts de tapis orientaux qui semblent dater de la naissance de la terre tant ils sont grisés par la poussière, j’ai bien l’impression que cette boutique n’a jamais connu l’ombre d’un balai, c’est ce qui lui donne tout son charme, toute son authenticité. Celui qui tient cette boutique, qu’il a eue de son père, qui lui-même avait dû l’hériter de son père, possède une immense collection de livres anciens qu’il vend pour quelques sous. J’aime à savoir que ce vieil homme n’exerce pas son métier par intérêt pour l’argent, mais par simple passion pour ces livres, d’ailleurs je viens quotidiennement dans ce lieu mais je n’y ai jamais rien acheté, pour moi ces livres ont leur place ici, j’aime tant ce lieu que je ne veux rien y changer, moi je viens ici pour voyager. Je suis, comme la plupart du temps, seul dans la boutique, je ne compte pas l’octogénaire qui siège sur un tabouret derrière un secrétaire Louis XV car pour moi il fait partie du mobilier. Plus on avance dans les rangées de vieux livres disposés maladroitement sur des bibliothèques bancales et grignotées par les mites, plus l’on avance, plus la lumière se fait rare, et c’est à ce moment précis que l’on oublie tout, les fenêtres sont brisées pour la plupart et recouverte d’un film fin de crasse qui ne laisse que très peu passer la lumière, c’est pourquoi de petites ampoules sont accrochées au plafond joliment sculpté.

VALERIA

Je pousse la porte parce qu’il pleut. Je pousse la porte parce qu’elle est entrouverte, parce que le visage que j’aperçois au fond de la boutique, se détachant comme un masque cireux au milieu des livres, m’est totalement étranger. À cette minute je ne veux rien de connu. Ne veux d’aucune connivence, d’aucun soutien, je n’en mérite aucun. Je me cache ici, dans cette librairie, pour souffler autant que pour protéger mes cheveux de la bruine.
La petite va sortir du collège. Presque six heures et demie, elle va sortir, je le sais, je la devine, je sens presque son parfum, sa vanille, je sens presque sa voix, ses cheveux lancés.
Il me faut, pour sauter à la gorge de tout cela - parfum, voix, silhouette, déhanchement d’apprentie fumeuse -, un agent perturbateur de grande envergure.
J’ai poussé la porte de cette librairie ancienne, je savais qu’au-dedans, dans l’air tout autour, prêt à être mâchée, à me recouvrir, il y aurait l’odeur jaune du papier, celle d’une probable moisissure, il y aurait mille silhouettes de passés qui ne sont ni le mien, ni celui de la petite, ni même celui de Jacques.
J’ai poussé la porte entrouverte et en effet, mille passés, mille histoires sont venus étouffer la nôtre, m’offrant un abri temporaire.
Au fond, le vieux n’a pas prononcé un mot, pas même levé les yeux de l’ouvrage en lequel il était plongé comme dans une gelée. Il ne doit pas souvent regarder ses clients, cet homme, et c’est aussi bien.
L’odeur de la pluie et celle du trottoir sont entrées ici avec moi, nous sommes si nombreux et si différents, je peux me détendre, la petite va sortir du collège avec ses cheveux défaits, bientôt mouillés si elle s’attarde, il faudra qu’elle s’attarde, accepte d’être rincée de pluie pour que moi, derrière la vitrine, je puisse l’avaler, la garder, la prendre un peu pour moi, pour lui qui n’est plus là.

COUDOU

Au bout de l’allée dans laquelle je marche se trouvent trois petites étagères de bibelots que j’affectionne beaucoup. Je décide d’aller de nouveau les observer avant de laisser le vieil homme fermer son affaire, mais entre les livres, aujourd’hui, ce n’est pas une statue africaine sculptée méticuleusement dans le bois que j’aperçois de loin, mais une blonde chevelure, peut-être est-ce un nouvel arrivage au rayon bibelots ? Une poupée de porcelaine ? Je presse le pas pour percer ce mystère au plus vite et c’est avec stupéfaction que je m’aperçois qu’il ne s’agit pas d’une poupée mais d’une femme en chair et en os, avec une chevelure de soleil. J’aurais dû m’en douter, le vieil homme n’a pas reçu de nouvel arrivage depuis ma naissance ! Et j’ai tout de même treize ans ! Je n’ai pas l’habitude de croiser quelqu’un dans cet endroit que je considère comme mon endroit tant je l’ai observé de longues heures. Je décide donc d’ignorer cette femme, malgré le fait que je sois fasciné par cette personne qui semble partager la même appétence que moi pour ce drôle d’endroit.

VALERIA

S’il s’arrêtait de pleuvoir. Si la vitrine était mieux lavée, absolument transparente. Si le vieux, là-derrière, s’obstinait à n’être qu’une silhouette aussi cartonneuse que ses rayonnages, et me laissait en paix.
Si je n’avais pas ouvert, dans le rayon poésie placé le long de la vitre, ce livre-là. De cet auteur-là. À cette page-là. L’unique poème dont je me souvienne, celui dans lequel Hugo annonce son désir d’aller porter sur la tombe de sa fille un bouquet de houx vert et de bruyère en fleurs. Il dit, j’irai par la forêt. Ma forêt à moi ressemble à cette librairie, elle en a les relents d’humus, la densité, les ombres.
Fermer le livre comme on fermerait une fenêtre parce qu’on a froid, vérifier à travers la vitre si les gamins ont fini par sortir pendant qu’avec Hugo j’allais par la forêt.
La pluie a faibli et oui, les voilà au-dehors, du moins quelques-uns, dont les cris étouffés se faufilent jusqu’ici.
Je ne vois pas la petite. Le vieux tousse derrière moi, je ne vois pas la petite mais quelqu’un, là-devant, se détache et vient m’immobiliser du regard. Il me transperce, il me mord à la gorge, je voudrais le serrer, lui aussi, Coudou, je voudrais lui attraper les deux mains à travers la vitre, je voudrais tant qu’il sache à quel point il m’est devenu impossible de leur parler.
Il se tient à deux mètres, la pluie dans ses cheveux se fraie un chemin timide, je voudrais sortir, être assez courageuse pour aller vers lui, son copain de toujours, au lieu de m’obstiner à guetter la petite, celle de Jacques qui n’est pas à Jacques.

COUDOU

Si j’étais un garçon sociable et plein de confiance, je n’hésiterai pas à m’approcher lentement de son oreille pour lui chuchoter « Lequel préférez-vous ? » Elle me répondrait enthousiasmée que l’on ne lui demande jamais son avis et l’on débuterait un débat interminable sur chaque objet que contient cette boutique et nous partagerions notre amour pour les vieux objets et les vieux livres, puis nous deviendrions collectionneurs à notre tour, nous ouvririons notre propre boutique qui serait encore plus précieuse que celle dans laquelle nous nous trouvons, et cette boutique ferait voyager tous les gens qui auraient la chance d’y pénétrer… mais… je divague, je ne suis qu’un jeune garçon timide et lorsque je redescends de mon fantasme, la femme a disparu.

VALERIA

La présence butée de Coudou au bord du trottoir, les yeux rivés sur moi, m’empêchera de voir celle dont je n’ose même penser le prénom. Je n’ai fait que le lire hier soir sur le cahier de Jacques, il disait Je la veux, il le disait en grand et, selon toute vraisemblance, ne l’avait jamais eue. Était-ce à moi, maintenant, de la vouloir à sa place, cette petite aux longs cheveux lancés ? Et pourtant, désespérément, je désirais apercevoir cette fille que j’avais vue vingt fois sans jamais reconnaître en elle celle sur laquelle Jacques s’était arrêté.
Je ne saurais rien lui dire, je n’attends rien d’elle, pauvre petite, elle ignore sans doute qu’il a mouru …“ me reviennent, soudain, ces mots dans la bouche de Jacques à cinq ou six ans, il a mouru …“ oui, qu’il a peut-être mouru pour elle, la petite qui n’en saura rien et tant mieux.
Coudou se recule sans me perdre du regard, de son corps massif il fait paravent pour que jamais l’autre ne soit mordue par mon sale œil à moi. Il a raison, Coudou, il aimait Jacques comme un frère, le connaissait mieux que sa mère. Je ne dois pas revoir la petite, avec Jacques il faut la laisser partir.
Sous mes doigts, la peau des livres me rattrape, je peux rendre Coudou à la rivière ordinaire. Je vais acheter le Victor Hugo. Si dans mon portefeuille j’ai de quoi, je paierai la vieille momie derrière moi et puis je marcherai jusqu’au cimetière en lisant, oubliant la petite. Je poserai le livre sur la pierre de Jacques. Les deux manières de recueil, poèmes et prières, seront conjuguées sous la pluie. Si on s’y efforce, la forêt de papier, à sa façon mystérieuse, se mue en un bouquet de houx, de bruyère.

Coudou : Juliette (ML 75)
Valéria : Angélique Villeneuve

13 juin 2016
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