Une librairie ancienne, 02 | Sandra Reinflet & Elka

UNE LIBRAIRIE ANCIENNE
18H20

Coudou, 13 ANS
Valeria 36 ANS

COUDOU

C’est un mur. Ou plutôt des murs. Des murs en bois, en cuir et en papier. Des murs labyrinthes. Des murs en équilibre, des murs sans toit. Et sans toi non plus d’ailleurs.
Je suis perdu au milieu d’une rangée étiquetée « essais  ». J’essaye de déchiffrer les titres mais ils sont trop hauts, ou trop compliqués. Il doit avoir raison mon père, je suis nul.
La preuve, au dernier trimestre, j’étais avant dernier. Et toi, tu brillais en tête, des bons points plein les poches.
Je prends àgauche. Le parquet grince, il me fait remarquer. Je déteste ça. À la maison le lino est discret lui au moins.
Rayon « littérature étrangère  ». Étrangère, c’est bien ça. Chez moi on ne lit pas. Et on n’écrit àpeine plus. Juste des listes sur le frigo, en capitales, pour se rappeler des choses essentielles comme apporter du pain, envoyer de l’argent àMamie ou m’emmener chez l’orthophoniste. J’imagine que ton frigo àtoi est couvert de citations ou de poésies aimantées. Tu n’aurais pas d’aussi bonnes notes sinon.
J’avance de plus en plus vite dans les allées. Comment on décide ? Comment on choisit un bouquin plutôt qu’un autre. Tu lirais quoi ? Tu aimerais quoi ?
Demain c’est ton anniversaire. Quatorze ans. La classe. Et cette fois, tu m’as invité àta boum. L’année dernière j’avais espéré, mais ton carton ne m’était jamais arrivé. Ou tu ne l’avais pas envoyé, je n’ai pas osé demander.
Rayon BD. C’est pour les bébés, non ? Pour toi il faut quelque chose de plus… Ou de moins…
Littérature française. Le mur ici, est une frontière. Et ce libraire qui me voit et ne bouge pas… On étouffe ici. Ce n’est pas pour moi.

VALERIA

J’ai mal au ventre. Putain j’ai mes règles c’est sà»r. Au moins, je suis pas enceinte. Ouf. J’arrive pas àtrouver ce livre. A, B, B, G, R. J’ai rêvé ou quoi ?
R, voilàRimbaud. Il faut que je le lise ce soir. Ou alors je choisis juste un passage et je lui parle que de ça. Il va me croire si je lui donne tous les détails. Il pensera que je suis une spécialiste. Et puis merde, au pire il pensera que je comprends rien àla poésie. J’ai honte de faire ça àmon âge. C’est ridicule. Valéria, t’as plus 14 ans. Bon, j’ai encore le temps. Ah, mais sinon j’ai qu’àlui dire que je suis malade ou que je me suis cassé la jambe. J’avais inventé un truc dans le genre au lycée. Non. Non. Je ne suis plus une ado, plus d’excuses.

COUDOU

C’est qui cette femme perchée sur talons hauts ? Elle porte une robe rouge comme la tienne le jour de la rentrée. Ses cheveux bruns ressemblent aux tiens, mais elle fait deux fois ta taille et trois fois ton âge, au moins. Tu lui ressembleras plus tard, peut-être. Je t’imagine bien traîner comme elle dans des décors sérieux.
Elle avance. Je la suis. Son parfum sent trop bon, trop fort pour l’air autour. Ici on respire la poussière. J’en ai plein le nez. Ça doit être àcause du vieux au fond. Il est immobile comme les statuettes de son bureau. On dirait un vestige. Nous on est d’un autre temps. Un temps où on parle quitte àbégayer, où les pages qu’on like sont bleues et blanches. Et virtuelles. J’ai cliqué sur la tienne hier, encore. Quand j’ai commenté ton poème avec un smiley j’espère que t’as déchiffré. J’ai mis « j’aime  ». Mais ça voulait dire T’aime.

VALERIA

Ah tiens, il y a des ados justement par-là. Ils ont l’air plus sereins que moi. Ils font un de ces boucans. J’ai besoin de me concentrer. Qu’est-ce qu’ils foutent là ? Ils ont pas mieux àfaire ? Ils sont aussi au rayon poésie ? Bizarre. Faut que j’arrête de les regarder, je vais passer pour une psychopathe. Peut-être qu’il pourrait m’aider àchoisir. Non, ils ont l’air trop cons. Surtout le grand. En plus, il est stressant, il me regarde depuis tout àl’heure je crois. Je suis sà»r qu’il lit dans mes pensées. Il a dà» entendre que je trouvais qu’il avait l’air con. Bon, ça devient pesant, lis tes foutus bouquins au lieu de lire dans mes pensées. T’es dans une librairie je te rappelle. Moi aussi d’ailleurs. Faut que j’arrête de penser àce que pensent les autres.

COUDOU

La femme s’arrête rayon poésie. Bien sà»r. Je ne sais pas pourquoi je n’y ai pas pensé tout seul... Tu adores la poésie. Tu es toujours la meilleure en récitation.
Elle caresse les couvertures du bout de ses doigts vernis. Je pensais qu’on n’avait pas le droit de toucher (vu qu’on n’a pas le droit de parler, àpeine de bouger ici). Elle ne se gêne pas. On dirait presque qu’elle danse.
Je me demande si on le fera tous les deux demain. J’ai jamais dansé avec quelqu’un. Jamais dansé tout seul non plus. À la maison, les parents n’aiment pas la musique, ils ne veulent pas qu’on dérange leur programme (télé et autre).
La femme pourrait peut-être m’aider pour le choix de ton cadeau, et pour les slows aussi. Je crois qu’il faut se tenir le cou et les hanches, mais comment on répartit les mains ? J’hésite àlui demander, mais j’aurais l’air bête, encore.
Elle sort un livre de l’étagère, l’ouvre et sourit. On dirait qu’elle l’aime bien.
J’attends qu’elle le repose pour le prendre. Robert Desnos. Je ne connais pas, mais comme il ne coà»te que 7 euros (ce qui m’arrange parce que c’est tout ce que j’ai trouvé dans le porte-monnaie de ma mère), je le prends.
Je cherche la femme des yeux, pour la remercier, même de loin, mais elle n’est plus là. Je contourne le mur de poésie. Personne. Elle s’est comme évaporée.
Au fond, le vieux libraire, époussette ses bibelots, tout seul.

VALERIA

Peut-être que si je me demandais pas tout le temps ce que pensent les autres, je serais pas là. Je m’ennuie putain. Je m’intéresse plus au jeune garçon qu’àla littérature. Je suis grave. En même temps, Rimbaud était jeune quand il a écrit son œuvre, donc finalement je m’intéresse àla littérature par le biais de jeunes garçons. Mais il a l’air con. En même temps, j’aime bien les garçons cons. Ils sont touchants. Et ils sont beaux, en général. Bon, je vais me casser. Il est tard et il faut que je prenne un Doliprane. C’est dégueulasse le Doliprane. Mais j’ai trop mal. C’est cool, la pharmacie est encore ouverte, je vois la croix verte s’agiter au loin. Je devrais peut-être prendre un truc en plus. Le Doliprane va pas suffire.

Coudou : Sandra Reinflet
Valéria : Elka (ML 75)

13 juin 2016
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