Viens, Étoile Absinthe, par Pacôme Thiellement

VIENS, ÉTOILE ABSINTHE

Texte de la conférence musicale du dimanche 29 septembre 2013 au Cirque électrique dans le cadre de "Satan Trismegiste", résidence au Monte-en-l’air

La captation vidéo de la soirée ((conférence de Pacôme Thiellement avec Olivier Mellano à la guitare + lecture de poètes (Nerval, Guez Ricord, etc.) par Marie Möör) filmée par remue.net, est à voir ici.




L’apocalypse, c’est le moment où toute la culture humaine s’apparente à un gigantesque point Godwin.

L’apocalypse, c’est aussi quand le sommet de la poésie se confond avec l’instant où le rideau s’ouvre sur un homme qui vous dit MERDRE.

Viens, étoile absinthe.


C’est August Strindberg qui a raison, quand il dit que la Terre, c’est déjà l’Enfer, parce que tout le monde y est malheureux. Tout le monde : ceux qui souffrent, et ceux qui les font souffrir. Ceux qui ratent et ceux qui y réussissent. Ceux qui font souffrir finissent par se dégoûter, dans les replis de leur être, du mal qu’ils font aux autres... Ils voient les spectres, ou la tache qui ne s’efface pas – comme Monsieur et Madame Macbeth. Ceux qui réussissent deviennent plus avides encore et ne parviennent jamais à étancher leur soif de réussite. Les riches ont toujours besoin de plus d’argent. Les tombeurs sont obsédés par le fait de séduire la personne qui leur résiste. Plus on mange plus on a faim. Tous les enfants pleurent.

Viens, étoile absinthe.


Personne ne se délivre jamais de rien dans les coordonnées de la réussite immanente.

C’est Walter Benjamin qui a raison, quand il dit que la catastrophe, ce n’est pas que ce monde s’arrête, c’est qu’il continue toujours comme avant. On n’en peut plus et on n’en voit jamais le bout.

Dans L’Idiot de Dostoïevski, un personnage, Lebedev, compare l’extension des chemins de fer à l’étoile-absinthe de l’Apocalypse. On essaie de simplifier les réseaux de communication entre les hommes, et, de la proximité, naît une recrudescence, un supplément de solitude, de mal-être, d’insatisfaction.

C’est encore Justine, dans Melancholia, qui a raison, quand elle dit que la vie sur Terre est mauvaise. Et que nous sommes absolument seuls.

La vie sur Terre est mauvaise. Nous sommes absolument seuls.

Viens, étoile absinthe.


De 1903 à 1906, Alfred Jarry prépare La Dragonne.

Une « Dragonne » c’est le cordon fixé à la poignée du sabre qui permet à l’homme de ne pas perdre son arme.

La Dragonne d’Alfred Jarry, c’est un roman, un roman de guerre, un roman breton, un roman d’amour. La Dragonne est d’abord le récit des amours de Erbrand Sacqueville et de Jeanne Sabrenas, retrouvés dans plusieurs incarnations, ou plus exactement, plusieurs « possibilités » différentes – un peu comme dans un film de David Lynch. Dans une scène fameuse, « La Bataille de Morsang », qui annonce et dépasse pataphysiquement les grands films de Hong-Kong, Erbrand Sacqueville – devenu l’Exterminateur – tue à lui seul trois bataillons d’infanterie.

Il les tue en brandissant immobile son arme au milieu du terrain de bataille, dans le vide au cœur du cyclone, ayant calculé l’endroit exact où tous s’entretueraient en essayant de l’atteindre. Une fois l’armée entière auto-décimée, Erbrand retrouve Jeanne, qui est devenue fille à soldats, et leurs retrouvailles amoureuses se confondent avec une lutte à mort où Erbrand sort vainqueur. Les cadavres des soldats deviennent des bouteilles qui flottent sur les bords de la Seine.

Alors qu’il a tué Jeanne dans une de ses possibilités, Erbrand l’épouse dans une autre et le lit de leur nuit de noces se transforme en Pégase, ils voyagent dans les airs, voient le Roi Arthur dans la Grande Ourse, les portant vers une Tour dans la forêt de Brocéliande, accomplissant une rotation sur elle-même d’une durée d’un siècle.

Cependant Erbrand, dans son voyage, a troué le rideau de la nuit des temps. Il est descendu aux enfers, sa véritable mission. Son sabre est désormais l’épée de Saint-Michel. Il fait remonter le Diable puis le recadenasse sur Terre avec l’aide de l’épée et se met à contrôler les mondes. Le récit devient apocalypse. Le texte de saint Jean traverse le roman, déborde celui-ci et se met à investir les autres écrits d’Alfred Jarry. Son dernier livre, un écrit de circonstance présentant l’œuvre d’Albert Samain, annonce ainsi la découverte de la poésie de Verlaine, de Mallarmé, de Rimbaud et de Lautréamont :


« Et c’est vers ces temps-là que la révélation eut lieu. Le verset de l’Apocalypse n’est point trop grandiloquent : « Le ciel se replia comme un livre qu’on roule. » C’était vraiment, ainsi qu’une feuille à l’automne se recroqueville, le rideau d’un passé mort qui se relevait, pour ne plus retomber, sur un inattendu théâtre. »


En 1906, Alfred Jarry a 33 ans et il est très malade. Il se déclare lui-même atteint de « neurasthénie aigue », ce qui voudrait dire : dépression. Ce qui est sûr, c’est qu’il est totalement épuisé. Le 11 mai il part de son appartement de la rue Cassette pour rejoindre sa sœur Charlotte à Laval.

Et il se met à vivre lui-même La Dragonne dans sa propre vie.

Selon ce qu’il écrit à Rachilde, il n’est qu’un simple Zola qui se documente sur l’autre monde, dans un état permanent d’hallucinations vécues, pour revenir avec la dernière partie de son roman, « La Nuit des Temps ». Mais son état empire, les hallucinations sont plus violentes.

Il rédige son testament, reçoit l’extrême-onction, et pense mourir le 27 mai où il dicte le plan de La Dragonne à Charlotte. Mais il ne meurt pas encore. Et le 28 mai, il dicte une nouvelle lettre à Rachilde :



« Le Père Ubu, cette fois, n’écrit pas dans la fièvre (ça commence comme un testament, il est fait, d’ailleurs). Je pense que vous avez compris, il ne meurt pas (pardon ! le mot est lâché) de bouteilles et autres orgies.
(…) Il a eu la coquetterie de se faire examiner partout par les « merdecins ». Il n’a aucune tare, ni au foie, ni au cœur, ni aux reins : pas même dans les urines ! Il est épuisé, simplement (fin curieuse quand on a écrit Le Surmâle) et sa chaudière ne va pas éclater, mais s’éteindre. Il va s’arrêter tout doucement, comme un moteur fourbu (…) Il est depuis deux jours l’ « extrême-oint » du Seigneur et (…) « plein d’une insatiable curiosité », il va rentrer un peu plus arrière dans la nuit des temps. Comme il aurait son revolver dans sa « poche-à-cul », il s’est fait mettre au cou une chaîne d’or, uniquement parce que ce métal est inoxydable et durera autant que ses os, avec des médailles auxquelles il croit, s’il doit rencontrer des démons… Ca l’amuse autant que des poissons… Notons que, s’il ne meurt pas, il sera grotesque d’avoir écrit tout cela… Mais nous répétons que ceci n’est pas écrit dans la fièvre. Il a laissé de si belles choses sur la terre, mais disparaît dans une telle apothéose ! (…) Le Père Ubu a fait sa barbe, s’est fait préparer une chemise mauve, par hasard ! il disparaîtra dans les couleurs du Mercure… et il démarrera, pétri toujours d’une insatiable curiosité. Il a l’intuition que ce sera pour ce soir cinq heures… s’il se trompe il sera ridicule et voilà tout, les revenants sont toujours ridicules. Là-dessus, le Père Ubu, qui n’a pas volé son repos, va essayer de dormir. Il croit que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au-delà de la mort et que ce sont ses rêves qui sont le Paradis. »



Jarry revint bien de l’au-delà de la mort et de ses rêves. Dès le lendemain, il dicte à sa sœur Charlotte une autre lettre à Rachilde, qu’il n’envoie pas cette fois-ci, mais qu’il déchire d’abord en 16 morceaux, puis recolle et range dans son « dossier de La Dragonne » :



« Qu’on le croie ou pas le Père Ubu, sans que personne ait renouvelé ses idées théologiques, a demandé lui-même l’extrême-onction, il a eu une grâce extraordinaire que n’eurent même pas les Pères du Désert, il a commandé au Démon, Madame, deux jours
(…) Le Père Ubu a fait, ce qui fut l’une de ses tentations, ce que le Christ n’a point osé faire aux enfers. Il a béni et délivré « le bel ange aux ailes brûlées » qui souffrait depuis six mille ans et lui avait permis d’être son ange gardien. Il avait étant l’oint du Seigneur le pouvoir de lui donner l’épée de feu qui veillait à la porte du Paradis. (…) Saint Michel Archange s’est dérangé en personne pour venir au chevet du Père Ubu par une formule d’exorcisme (hélas ou heureusement le Père Ubu les sait si bien) il a repris l’Arme impossible et il a maintenant comme dans les vieilles estampes saint Michel Archange à son chevet. S’il en réchappe, aucun être humain n’a été si loin au-delà des portes de la mort. Il voit l’autre monde, il lui parle, par courtoisie ou par prudence, dans la langue de l’Eglise. Il n’y a qu’un très vieux moine, très versé dans la théologie, qui puisse apprécier le cas. Le Père Ubu, actuellement l’oint du Seigneur, commande dans les deux mondes. C’est là une puissance effrayante dont il n’a usé qu’en joujou. (…) Le Père Ubu a, s’il ne s’en sert qu’au nom de l’Eglise, sous ses ordres l’Ange Exterminateur !... »


Un catalogue de vente – ces catalogues de vente nous rendront fou ! – mentionne également une « très curieuse lettre en partie écrite par sa sœur » et adressée cette fois à Alfred Valette dont le résumé, en excellente prose de marchand, va comme suit :



« Jarry est sauvé d’une fièvre cérébrale et son délire conscient lui a laissé des impressions littéraires qu’il compte utiliser pour le dernier chapitre de
La Dragonne. Il faut en parler à Léon Bloy que cela amusera beaucoup. Il a causé toute la nuit ; dans le plus beau latin des Pères de l’Eglise. Lucifer était au pied de son lit, l’Archange à son chevet, et il lançait « des formules horrifiques qui recadenassent le diable ». »


Le 30 mai, enfin, Jarry – qui survivra un an et demi à ce voyage dans l’au-delà mais n’achèvera pas son livre – envoie un télégramme à Rachilde pour préciser : {}


GRANDE CRISE CEREBRALE QUI EXCUSAIT LITTERATURE EXAGEREE PASSEE GUERISON ASSUREE AVEC REPOS EXCUSES MADAME RACHILDE LETTRE SUIT.


Quand il reviendra à lui, dès le mois de juillet, il voudra prouver sa santé en se faisant photographier en plein cours d’escrime, en « grande tenue d’assaut de sabre ». Il l’envoie à Rachilde et Valette avec cette mention « ce document pour La Dragonne le glaive de l’Exterminateur : ressuscité et simplement « vainqueur de la mort » ».

Jarry mourra en novembre 1907. On ne saura jamais trop ce qu’il en est de la finition de La Dragonne : nous avons plusieurs versions fragmentaires de celle-ci, plusieurs dossiers contenant ébauches, lettres, plans. Nous avons plusieurs reconstitutions. Mais nous sommes loin d’avoir aujourd’hui la totalité des pièces permettant de le recomposer. Il existe même un exemplaire qui circule aujourd’hui dont nous n’avons pas connaissance : signalé plusieurs fois dans les catalogues des libraires dans les années 2000, il contiendrait 260 pages de la main de Jarry : les personnes qui font circuler cet original préfèrent visiblement que son contenu reste secret pour en augmenter la valeur spéculative. Oui, c’est une autre de ces conséquences « culturelles » du capitalisme : Jarry, qui était aussi pauvre que Van Gogh, représente aujourd’hui une valeur marchande suffisamment importante pour que l’accès à la totalité de son œuvre nous soit interdite. Le capitalisme, créateur de richesses, my foot ! Pauvre durant sa vie, Alfred Jarry est occulté depuis sa mort. Walter Benjamin avait raison de dire que, lorsque l’ennemi triomphe, mêmes les morts ne sont plus en repos.

Viens, étoile absinthe.


Qui était Alfred Jarry ? Il s’était lui-même plusieurs fois présenté comme un troll. Il avait joué un troll dans Peer Gynt, la pièce d’Ibsen au Théâtre de l’œuvre mise en scène par Lugné-Poe en novembre 1896, un mois avant d’y faire jouer Ubu Roi. Depuis, il s’était souvent comparé à un troll. Le docteur Faustroll était d’ailleurs un mixte entre sa dimension faustienne (scientifique, luciférienne) et sa dimension grotesque, comique : la pataphysique est une science de troll. Toutes ses activités de loisir, avec Valette et Rachilde, de pêche, de canotage, de bicyclette, dans leur maison de Corbeil-Essonnes, au bord de la Seine, étaient associées à l’univers des trolls.

Alfred Jarry a surtout été le prophète du troll au sens d’Internet et de la communication. En interrompant le cours de la littérature par Ubu Roi, la littérature potachique, ses Merdre, ses « chandelles vertes », ses « gidouilles », il a annoncé les personnages énonciatifs cybernétiques interrompant la communication et l’échange « sérieux » sur les réseaux sociaux, les ridiculisant, les interdisant. Le troll c’est celui qui veut rendre impossible la saisie « sérieuse » d’une opinion, qui la barbouille, qui la gâche. Le troll, c’est le « caractère destructeur », l’ange exterminateur de la communication en réseau. Si le caractère spécifique de notre époque est l’accroissement de la solitude, et si les réseaux sociaux sont des tentatives de réunir les solitaires, de mettre fin à celle-ci, le troll est celui qui rétablit la loi de la solitude, qui retourne la communication contre elle-même pour que ses participants soient de nouveau seuls. Les trolls sont les palotins de l’épuisement pataphysique de la réalité. On retrouve aussi ces préfigurations des trolls dans les littératures de Gogol et de Dostoïevski : ce sont ces personnages qui mêlent à la flatterie de leur interlocuteur leur colère, et la violence de leur retournement. L’homme du sous-sol, qui décide que deux et deux ne feront pas quatre si telle est sa décision : c’est un troll.

Les points communs de Jarry et de Zappa sont nombreux, mais il faut surtout penser à eux comme des artistes de la communication à l’ère de l’incommunicabilité. Il faut penser, chez Zappa, à Lumpy Gravy et à Civilization Phaze III. Les réfugiés cachés dans un grand piano qui échangent des bribes de conversation, qui ne peuvent pas se voir mais seulement entendre quelques unes de leurs paroles, ce sont des avatars dans des réseaux sociaux.

Plus encore, ce sont ces prédécesseurs des réseaux sociaux et du minitel à la fin des années 70 : les intervenants du « réseau », le réseau téléphonique qui obséda Jean Eustache les dernières années de sa vie, alors qu’il préparait ce film jamais réalisé, Le rue s’allume.

Il faut noter que ces éléments marquent également la victoire ou la préscience des gnostiques sur au moins deux points : la progression inéluctable de l’incommunicabilité (avérée depuis Baudelaire) ; les mondes en gigogne, le monde virtuel étant à notre monde ce que notre monde est au suivant. Des mondes imbriqués les uns dans les autres comme des poupées russes.

Alfred Jarry avait fusionné intégralement avec le personnage du Père Ubu, au point de s’exprimer comme lui et de se faire appeler ainsi par ses amis. Rappelons que Ubu est un personnage que Jarry avait moins inventé qu’arrangé – c’était le personnage de la geste potachique des frères Morin qui précédait d’un an son arrivée au lycée de Rennes, inspiré par le professeur de physique, Félix-Frédéric Hébert. Geste des frères Morin à laquelle Jarry ajouta le mot « Merdre », « De par ma chandelle verte » et la fameuse « gidouille ».

Jarry avait créé le scandale littérairement et théâtralement en faisant entrer la matière potachique dans l’univers de la poésie (via Les minutes du sable mémorables) ou du théâtre symboliste (le Théâtre de l’œuvre de Lugné-Poe). Dans son deuxième livre (et certainement le plus difficile), César Antéchrist, il avait identifié le Père Ubu à l’Antéchrist dans sa forme terrestre.

Qui est Ubu ? C’est à la fois un bourgeois con de Cherbourg. Un prof de Rennes sans intérêt. Le roi de Pologne et ancien roi d’Aragon. Une préfiguration des dictateurs. Macbeth. L’anarchiste absolu. Le masque parfait. La marionnette. Le diable.

Ubu, c’est le point Godwin de la littérature.

Jarry est le troll de la culture ; Ubu est son point Godwin. A eux deux, ils ont presque poussés à l’extrême l’impossibilité de continuer à « jouer » le jeu du littéraire et de l’artistique. Mais après avoir déclenché une véritable apocalypse, Jarry l’a restreinte, il l’a contrainte à ne pas exploser, il l’a retournée contre lui-même. Si Mallarmé préconisait une action restreinte, Jarry pratique une destruction restreinte.

Dans son roman Les jours et les nuits, Jarry dissocie souvent son héros, Sengle, et la Force de celui-ci. C’est quelque chose que comprend très bien un homme moderne – qui se sent paralysé dans sa détermination, exilé de son propre être, exilé de sa Force. On pourrait dire de la « Dragonne » qu’elle représente la littérature en tant que celle-ci rattache l’homme à sa Force. On pourrait dire que La Bhagavad Gita est une épée. Mais la littérature de Baudelaire, de Rimbaud, de Lautréamont ou de Jarry est une « dragonne ».

Comment se réapproprier sa force et comment empêcher la fin du monde ? En offrant son être à son double grotesque, en transformant sa littérature en apocalypse et sa vie en littérature. Jarry, devenant Ubu, devient l’Antéchrist. Sa littérature, de César Antéchrist à La Dragonne, devient apocalypse. Sa vie devient « littérature ».

On retrouve cette identification avec l’Adversaire, et cette introjection de l’Apocalypse dans son propre corps, chez tous les grands artistes des deux derniers siècles : Dostoïevski, épousant les points de vue les plus opposés aux siens, finissant par faire douter ses lecteurs de sa Foi. Lars von Trier présentant son film apocalyptique Melancholia à Cannes et détournant toute la conférence de presse par un monologue d’identification à Hitler qui lui a valu un statut de « persona non grata ». Prince et ses disques 1999, Purple Rain, Sign o’ the times et la chanson Crystall Ball : apocalypses introjectées (il le dira lui-même : quand il était jeune, rien ne lui semblait plus désirable que le sexe et la fin du monde). Lumpy Gravy et Civilization Phaze III de Zappa. Ou encore Jimi Hendrix faisant de sa guitare une arme militaire, jouant toutes les destructions et toutes les morts, tous les hymnes et toutes les défaites. Ses concerts qui se terminaient par le sacrifice de sa guitare, « quelque chose qu’il aime plus que tout ». Ses disques qui s’évanouissent dans des images de déluge écologique, comme « 1983 » sur Electric Ladyland. Ses chansons qui semblent ne parler que de l’avenir : « Purple Haze », « The Wind cries Mary », « If 6 was 9 », l’album First Rays of the New Rising Sun…

La fin du XIXe siècle et le début du XXe étaient électriques et apocalyptiques. Baudelaire annonce la fin de ce monde. Bloy écrit Au seuil de l’Apocalypse qui s’achève sur « J’attends les cosaques et le Saint-Esprit ». Tout le monde pense que la fin du monde, c’est maintenant. Arrivé au point de fusion des mondes de Le Dragonne, Alfred Jarry a fait de son existence prophétique un tremplin pour aller combattre dans les mondes. Mais ainsi, à lui seul, il a peut-être évité l’Apocalypse de la première guerre mondiale. Pourquoi ? Parce qu’il a fait de son propre être l’Apocalypse.

Il ne faut pas seulement penser au fait que Jarry voulait contacter Bloy au sujet de ses visions d’outre-monde – comme le dit la lettre évoquée par un catalogue de vente.

Il faut aussi penser que Bloy a été réveillé par un cri la nuit qui suivit la mort d’Alfred Jarry, le 1er novembre 1907 :


« Réveillé par un cri horrible que n’avait proféré aucun vivant. Je voudrais que Dieu fit brûler mon cœur. »


Et deux jours plus tard, lorsqu’il reçoit le faire-part de la mort de Jarry, Bloy écrit :


« Comment est-il mort et après quelle vie ? Je pense au cri affreux entendu hier et qui m’a jeté au bas de mon lit. »


La vie de Jarry a été une substitution à la fin du monde. Comme on peut imaginer que Lars von Trier a écrit et filmé Melancholia pour intégrer et annuler l’imminence de la fin du monde, la fin du monde « de 2012 ».

En appelant de leurs vœux l’étoile absinthe, ils l’ont intégrée et digérée.

Dans la logique de la substitution, comme l’explique Léon Bloy, le système des causes et des conséquences se joue à un niveau inatteignable par l’homme :


« Nul ne sait ce qu’il est venu faire en ce monde, à quoi correspondent ses actes, ses sentiments, ses pensées ; qui sont ses plus proches parmi tous les hommes, ni quel est son nom véritable, son impérissable Nom dans le registre de la Lumière (…) la bataille de Friedland, par exemple, a bien pu être gagnée par une petite fille de trois ans ou un centenaire vagabond demandant à Dieu que sa Volonté fût accomplie sur la terre aussi bien qu’au ciel. »


C’est ce que Raymond Abellio appelait l’interdépendance universelle et on peut dire, à ce titre, que tant qu’il restera encore un homme à vouloir vivre, l’apocalypse pourra être repoussée.

Et l’arme pour repousser la fin du monde – Jarry et Zappa l’ont bien compris – c’est le « carnavalesque ».

C’est le carnaval qui, collectivement, appelle et repousse simultanément la fin du monde. C’est le carnaval qui repousse la fin du monde par ce qu’il intègre la dimension eschatologique mais la rend réversible. Tout ce qui est salutaire est carnavalesque. Le carnaval est une culture de la fin. Jarry et Zappa ont repoussé la fin des temps en faisant de chaque œuvre une apocalypse.

L’apocalypse est repoussée quand l’homme devient lui-même l’apocalypse.


Alors viens, étoile absinthe ; c’est promis, nous ne le dirons à personne.


Pacôme Thiellement

2 octobre 2013
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