Une caisse àoutils

Fabienne Yvert est en résidence au CNES / Observatoire de l’Espace.
Elle poursuit un travail sur les non-humains machiniques, en vue de l’écriture d’un livre poétique àmi-chemin entre science et fiction.


Comment, au départ, est venue l’idée de cette résidence ?

Après une 1re invitation de l’Observatoire de l’Espace àparticiper àun groupe de travail composé de 6 écrivains et poètes sur les « Â non-humains dans l’espace  », je me suis mise àm’intéresser vivement àce sujet, auquel, au départ, je ne connaissais absolument rien. Vite, je me suis aperçue que ses ramifications étaient infinies, sa mise àjour également, et cela me fascinait d’autant plus. Ce sujet était aussi l’occasion « Â d’aller voir ailleurs  », dans tous les sens du terme. De se déplacer. D’apprendre des choses, de les mettre en relation avec notre vie de tous les jours. D’incorporer du scientifique pour l’emmener en littérature. De chercher une forme pour rendre compte de cette expérience, hors de mon commun de Terrienne.

La résidence est la géniale facilitation de travailler sur ce sujet, en accédant àla documentation du CNES et de l’Observatoire de l’Espace. Comme une incorporation.

Aviez-vous déjàtravaillé àpartir de documentation ? Quelle importance cela prenait-il dans l’élaboration de vos textes ?

Pour L’endiguement des renseignements (publié en 2012 au Tripode), j’ai travaillé àpartir de « Â la Mode illustrée, journal de la famille  », sur une rubrique hebdomadaire couvrant les années 1870-1879, pour en faire un florilège àma façon. Au départ, j’avais la somme de 3 années, puis je suis partie àla pêche aux 6 autres dans les bibliothèques de Toulouse, Marseille, Forney et aux Arts-déco. C’était la 1re fois que je travaillais uniquement àpartir de documentation, et voir de très près, àpartir de cette documentation, l’évolution de la société sur 10 ans a été une découverte.

J’ai ensuite accumulé de la documentation sur des sujets qui m’intéressent (toujours au présent), qui sont pour l’instant restés dans des carnets ou très peu développés. Peut-être, justement, parce que je ne savais pas par quel bout les prendre ? Je dois reconnaître que l’acte de se documenter, d’accumuler du matériau, m’est plaisant. Une façon de se constituer son magasin de bricolage, d’avoir un potentiel àportée d’exploitation, de faire avec : que créer àpartir de ces matériaux (une sorte de Meccano) ? Cela force aussi àlire des choses en dehors de nos habitudes de lecture, d’agrandir l’angle de vue, de ne pas rester derrière son bout de lorgnette. Paradoxalement, cela àla fois paralyse et entraine.

& puis, j’ai été fascinée quand j’ai entendu Didi-Huberman parler de son mode de travail, avec ses fiches (avec Walter Benjamin et Abby Warburg en référence) et sa très longue table. Je n’ai absolument pas cette rigueur hélas, et la profusion de documentation entassée me tient compagnie sur le bureau, plutôt comme une présence amicale et encourageante que structurée. Une boîte àidées, que je comparerais plutôt àune boîte àboutons : quand on cherche un élément précis, on est obligé de fouiller l’ensemble, et des choses enfouies réapparaissent, ce qui n’empêche pas de trouver finalement ce que l’on cherche.

Comment travaillez-vous avec le fonds documentaire du CNES / Observatoire de l’Espace ? Que vous permet une résidence pour construire votre projet àpartir de ces éléments ?

Travailler àpartir d’une documentation scientifique (àlaquelle parfois je ne comprends pas grand-chose) est nouveau. C’est l’appui primordial, temporel, cela donne le départ d’une idée, d’un développement. Comme je suis aussi artiste, je m’intéresse également aux images, d’autant que beaucoup d’images sont « Â construites  » pour le public (colorées suivant les longueurs d’ondes). Il y a aussi toute l’iconographie et les textes de SF, les productions artistiques souvent issues des appels àprojets de l’Observatoire de l’Espace envers des artistes, des expositions… La documentation est énorme, ne serait-ce certaines archives du CNES ou de la NASA, accessibles en ligne. Il faut dire aussi que c’est la spécificité de l’Observatoire de l’Espace de faire travailler artistes et auteurs àpartir de leur fonds documentaire, pour sortir de la vision ordinaire de fascination, ou techniciste.

À Paris, le centre de documentation du CNES est en peu en désordre lors du début de ma résidence ; petite pièce vitrée avec une moquette grise ouverte sur un couloir, des étagères plus ou moins thématiques (il y a les ouvrages du CNES et aussi ceux de l’Observatoire de l’Espace), avec une table centrale où s’empilent des ouvrages. Je pioche des livres tous azimut, conseillés ou non, plutôt du début d’après-midi jusqu’au soir tard, je pars avec la tête explosée de toute cette accumulation. Je prends des notes mais aussi beaucoup de photos et de scan avec mon téléphone. Pour les « Â grands  » formats, je m’installe par terre, c’est plus pratique (et peut-être cela me ramène àun rapport plus enfantin-innocent avec cette documentation). Je note le titre des ouvrages qui me semblent plus « Â primordiaux  » pour ma recherche, et je regarde sur internet si je peux les trouver d’occasion, chez Gibert aussi. (Chez moi, j’ai donc aussi un fonds documentaire important, qui assure la continuité entre mes visites au centre de documentation, — il comprend aussi d’autres ouvrages, plus « Â grand public  », ou qui décortiquent la science-fiction).

Surtout, il y a Gérard Azoulay et Guenièvre Kervella Delachaussée qui préparent àchaque fois mes visites, cherchent des ouvrages qui peuvent répondre àde nouvelles questions ou en soulever d’autres complémentaires (ils sont très malins !). De temps en temps, Gérard met même un « Â trésor  » de sa bibliothèque personnelle àma disposition.

J’accumule des données et des idées, cela prend du temps, et je mets plusieurs mois avant de trouver vraiment (enfin, on verra) par où attaquer mon futur livre. Le timing fait qu’àla fin de ma résidence, des travaux débutant dans l’immeuble du CNES, ne sont accessibles que les très nombreux livres dans les bureaux de l’Observatoire. (J’ai d’ailleurs l’impression que quoi qu’il arrive, ils sont en mesure de répondre àdes besoins thématiques et sortir des documents d’un chapeau !) Làencore, je prends ce que mes « Â guides  » attentifs me proposent, et déposent en pile sur la table avec un sourire complice ; avec cette idée que toute documentation est bonne àenrichir mon « Â enquête  », jusqu’àsaturation.

D’être dans un « Â fonds  » important et spécifique est un grand luxe, guidée en plus. C’est maintenant la fin « Â officielle  » de ma résidence, mais elle continue pourtant, puisque mon matériau de base est toute la documentation accumulée (je n’invente rien).

Cette expérience change-t-elle votre manière de vous documenter et d’utiliser des ressources ?

D’une certaine façon oui, puisque j’ai consulté des ouvrages pas toujours en lien direct avec mon sujet. & puis, travailler dans ce fonds documentaire avec les suggestions de mes « Â guides  », cela est nouveau, et une belle expérience d’accompagnement, qui rend cette action documentaire plus joyeuse !

Je dois dire que le sujet m’intéresse autant (sinon plus) que ce que je vais en faire (c’est une bataille àmener), et je crois que j’ai trouvé une façon de « Â rendre  » ces données « Â enregistrées  » sans trop (on interprète toujours) les déformer (et en les rendant palpitantes, j’espère !)

Dans mon ordinateur, il y a un gros dossier avec plein de sous-dossiers thématiques (engins, sondes, rover / télescope / iss / planètes / mars / lune / apollo / exploration / exploitation / perspective / militaire / science / curiosités / images / ...) mais j’y puise beaucoup moins que dans ma bibliothèque ou mes carnets.

Mon plus grand étonnement, très naïf, a été de voir un livre de la bibliothèque verte dans le fonds de l’Observatoire de l’Espace, Opération Lune de Pierre de Latil, très bien fait, avec ces mots en fin de 4e de couverture : « Â Ce livre constitue un document scientifique et historique qu’il faut avoir lu et conserver.  »

Mes ressources vont donc de la bibliothèque verte àun livre très technique plein d’équations, La propulsion par fusées, technologie des fusées, du moteur àl’architecture, en passant autant par le Dictionnaire de spatiologie que La fin du monde de Cendrars et Léger, etc. C’est la 1re fois que j’utilise un tel mélange.

Comment procédez-vous lors des ateliers d’écriture avec l’utilisation de documents ?

Je procède un peu comme pour moi ! À chaque fois je viens avec un cartable très lourd, et j’étale tous les documents sur la table. Suivant un « Â parcours  » que j’ai préparé, je leur lis des extraits en piochant de livres en livres, en montrant des images aussi. Surtout des documents qui m’ont étonnée, et/ou que je trouve particulièrement beaux, et simples aussi. Cette documentation nous sert de base de réflexion et de création.
Je me sers de leurs questions ou remarques aussi pour, la fois suivante, ajuster la documentation.
Un jeune homme m’a demandé : « Â Vous en avez pas marre, madame, de trimbaler des livres ?  »
Je leur ai répondu que c’était ma caisse àoutils, ou ma trousse géante !

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