Journal du non-journal

Colombe Boncenne, en résidence àla librairie De beaux lendemains (Bagnolet), avait décidé de publier régulièrement un journal de résidence. Les circonstances ont fait qu’elle y a renoncé, se heurtant àune impossibilité, même si peu àpeu les étapes du prix littéraire sur le thème « Nos racines  » organisé avec la librairie se sont inscrites. Voici donc un extrait de son « non-journal ».


Mardi 15 juin
Ce matin, on m’a demandé un texte àpropos de mon non-journal de résidence. Il prendra place dans un dossier sur les « Â journaux de résidence  ».
Ce matin, j’avais décidé d’écrire un texte àpropos des deux dernières rencontres qui ont eu lieu dans le cadre de ma résidence. Or, je m’en suis rendue compte assez vite, ce que je comptais écrire était de l’ordre du journal – je veux dire : un récit de ce qui a eu lieu, des considérations simples, les plus sincères possibles, sur ce qui est advenu.
Cette concomitance ne devait pas être insignifiante. Alors soit : j’allais écrire un journal de mon non-journal (qui ressemble malgré tout àun journal).
Et tout de suite, ce ne fut que questions : c’est quoi un journal finalement ? Un récit, des notes éparses, une accumulation ? Un chemin, un trajet, un croisement ? Un souterrain ?
Qu’est-ce qu’on entreprend en tenant son journal ? Qu’est-ce qui nous meut ? On veut retenir, se souvenir, faire un état des lieux, ou des faits ? On veut réfléchir, analyser, essayer de comprendre ? On veut pouvoir y revenir ou déposer des pensées pour mieux les oublier, les enfermer quelque part ?
À toutes mes interrogations contradictoires, je donnais une réponse : le journal.

Mercredi 16 juin
Les derniers journaux que j’ai tenus àpeu près sérieusement faisaient suite àdes ruptures amoureuses. Classique. Ces histoires avaient été émaillées par de nombreux échanges écrits, classique encore, d’autant plus entre personnes pour lesquelles l’écriture est au cœur de l’existence – c’était le cas. Après la fin, j’écrivais pour faire durer le dialogue, pour me débarrasser des mots qui me venaient pour quelqu’un d’autre et m’encombraient, me désolaient puisqu’ils n’avaient plus de destinataire, je ne voulais pas les perdre – les mots, les amours. L’un des fichiers portait d’ailleurs ce titre : continuer. Ce que je mettais àl’œuvre n’avait rien d’original, le désir meut l’écrit et continuer, c’était tout autant continuer àaimer que continuer àécrire. Puis s’effiloche le désir, l’objet d’amour et son souvenir se diluent dans le temps, quelques mots perdurent, ils prennent une autre saveur et surtout, ils s’installent ailleurs, dans d’autres projets, dans d’autres fichiers – ils ont parfois des titres de romans.
Alors pourquoi avoir refusé de tenir un journal de résidence ? Parce que ce n’était pas une expérience amoureuse ? Je ne sais pas si c’est une piste àcreuser. Simplement, àl’inverse, raconter les rencontres qui se tiennent depuis quelques semaines désormais m’est apparu comme une évidence, elles créaient ce désir – de retenir et de continuer. Le journal comme un élan.

Jeudi 17 juin
Troisième jour, première flemme. Il est làle problème du journal : la contrainte quotidienne en fait le sel autant que la misère. Pourquoi s’obligerait-on àécrire ? Et àpropos de quoi ? Ma journée ? Vraiment ? Mes pensées du jour ? Vous êtes surs ? Je baille et je ne sais pas si cela se sent dans ma phrase.

Vendredi 18 juin
Soit écrire avant la rencontre qui aura lieu ce soir dans la cadre de ma résidence. Pourquoi ne pas attendre et en faire le récit en rentrant tout àl’heure ? Longtemps je ne me suis pas couchée de bonne heure et j’écrivais le soir, surtout mon journal d’ailleurs car je n’étais pas assez alerte pour m’atteler àautre chose. Le journal m’autorisait àêtre plus imprécise dans mes phrases, peut-être même àme laisser aller. La nuit accompagnait mes atermoiements.
Pourrait-on écrire un journal du matin ? La contrainte est-elle de raconter ce qui s’est passé le jour-même ou la veille ? Et quid de la nuit ? Certains notent leurs rêves. Est-ce encore de l’ordre du journal ?
Me voilàdonc àécrire que demain je pourrais raconter la rencontre de la veille. Et omettre – àpeu près sciemment – ce qui a fait ma journée.
Il se met àpleuvoir.

Samedi 19 juin
Est-ce qu’on pourrait écrire un journal au conditionnel ? Je pourrais trouver une belle phrase pour raconter mon aujourd’hui. Je pourrais égrener les heures. Je pourrais essayer de décrire l’entremêlement de mes idées. Je pourrais tenter de reconstituer les connexions et dépeindre les images. Je pourrais tout aussi bien, ne pas tenir ce journal.

Lundi 21 juin
Hier c’était dimanche d’écriture. Je l’ai décidé au milieu de l’après-midi alors que je me demandais ce que j’allais reporter dans ce journal. Rien, c’était dimanche.
Ce matin, lundi, je me suis interrogée sur cet alibi malhonnête. L’écriture ne répond pas àun rythme de travail imposé, elle n’est pas comptée, elle ne rentre pas dans les cadres (enfin, m’est avis). On ne chôme pas le dimanche quand on écrit, ou, autrement dit, si on décide d’écrire, on n’en a que faire du jour de la semaine, de la même manière que de l’horaire. Pourtant, j’ai eu envie de faire une pause. Ou : je n’avais pas envie d’écrire et je n’ai pas eu envie de me forcer àécrire. C’était àl’encontre de l’idée que je me fais du journal, un lieu de contrainte, peut-être même sa raison nécessaire d’existence : on s’impose cette obligation d’écriture pour fixer ses actes ou ses pensées, ou les deux, mais surtout pour écrire. Je n’ai pas toujours un roman ou un projet d’écriture continu en cours qui mériterait d’être « Â ouvert  » et « Â augmenté  » tous les jours. Le journal en revanche, est régi par ces principes. Mon professeur de lettres en classes préparatoires recommandait aux futurs écrivains de sa classe – àqui il conseillait surtout de ne pas trop trainer en classe préparatoire littéraire – de ne pas passer un jour sans écrire, selon le bon vieux précepte latin. Le journal comme exercice, comme répétition, comme carnet de croquis, comme brouillon perpétuel. Et puis, Alea jacta est.
Je me rends compte que mon journal de non-journal est un exercice de résistance au journal. Il faudra que j’en parle demain.

Mercredi 23 juin
Je n’ai pas fait exprès d’oublier hier. Je n’ai aucune excuse àne pas avoir écrit – j’ai passé la journée face àmon écran ou dans un livre, pire, j’ai pensé àce journal et le fait qu’il fallait que je le « Â remplisse  ». Je m’amuse ce matin de relire la dernière phrase de lundi… Quelque chose travaille en moi, contre moi, avec le journal. Une résonance interne s’organise, quelque chose infuse, quelque chose fait écho. Écho.
Je me suis installée àmon bureau tout àl’heure pour raconter la rencontre àla librairie hier soir entre une philosophe et une théologienne, invitées par l’Université Populaire de Bagnolet qui a construit un programme de rencontres autour du prix De beaux lendemains. Les autrices ont tour àtour évoqué la question des racines, comment cette notion s’inscrivait au cÅ“ur de leurs réflexions. J’ai été soufflée par leurs présentations, claires, nettes, d’une rare finesse. Ancrés dans des problématiques contemporaines – que faire du fait religieux aujourd’hui ? Où trouver du sens commun ? Quelles polarités mettre en place pour créer de la véracité, pour entrer en effraction avec le réel, seule manière d’exister librement ? – leurs discours semblait cependant m’être adressé tout personnellement : il posait toutes les questions qui traversent mon roman en cours, en constitue le mouvement souterrain. Mon roman en cours est un roman sur le dévoilement, sur la parole et la transmission. C’est un arbre qui croît en profondeur et dirige son énergie vers ce qui éclot, ce qui doit éclore. J’essaie de l’aborder avec douceur. Alors résister au journal ? Était-ce par peur ? Peur de creuser trop loin ? Peur de constater l’éclosion ?
Je me rappelle la première note que j’ai écrite pour la résidence, il était question d’un « Â jardin d’écueils  ».

Jeudi 24 juin
Est-ce parce qu’il s’agit d’une résidence que l’on pense assez naturellement àen constituer le journal ? Résider c’est une forme d’habiter, c’est une installation, c’est un ancrage dans l’habitude. Le journal serait-il la quintessence de l’ordinaire appliqué àl’écriture ? Notation du banal, lieu de la réflexion, de la réflexivité même – oui, en cela, le journal est un espace idéal d’écriture. Nouvelle hypothèse donc : tiendrait-on mieux son journal lorsqu’on n’a pas de résidence d’écriture ?

Vendredi 25 juin
Je prends le temps de noter que je n’ai pas le temps d’écrire mon journal du jour.

Samedi 26 juin écrit le samedi 3 juillet
Eh oui, j’y pense depuis une semaine. Samedi dernier c’était le dernier jour officiel de résidence : nous nous sommes réunis avec le jury du prix de la librairie le matin, thé, café et jus d’orange ont précédé le dépouillement des votes. Les élus ont été proclamés. Beaucoup de remerciements ont été prononcés. Je suis rentrée chez moi et j’ai pensé : voilà, c’est terminé, c’est ce que je vais écrire dans mon journal. Et je ne l’ai pas fait. J’ai repoussé au dimanche, puis au lundi, et j’ai finalement attendu une semaine. J’ai prolongé le temps, prolongé l’idée du journal, prolongé la résidence.

Dimanche 4 juillet
J’ai tout relu – il s’agit désormais d’envoyer ces notes, de clore l’expérience. J’ai tout relu et j’ai pensé que je pourrais reprendre quelques passages, les amender, les préciser, les corriger. Mais alors, je briserais le pacte du journal. Pour autant, est-ce une expérience sincère de publication de journal que de donner àlire une quinzaine de notes quotidiennes a posteriori  ? Qui croira que j’ai tenu ma promesse initiale ? (À qui cela importera-t-il, d’ailleurs ?) On peut faire fiction de journal tout aussi bien que journal fictionnel.

*

Je prépare mes valises pour ma longue échappée estivale. Parmi les livres que j’ai soigneusement empilés depuis quelques mois, je vais glisser mon manuscrit écrit pendant les mois de résidence. Ce n’est pas un journal mais la question du réel transformé par la fiction y est cruciale. Celle de l’assignation àl’écriture également.

Voilàque je réalise que ce que je fais depuis le 15 juin – ou m’interroger en journal sur la forme du journal et son refus – n’était rien d’autre que ressasser les interrogations qui ont accompagnées, de manière journalière, cette année d’écriture.

30 juillet 2021
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