NOVEMBER SPAWNED A MONSTER

J’ai quitté Jack un soir pluvieux de novembre, sur un quai, en bord de Loire. J’attendais la dernière navette fluviale pour pouvoir rentrer chez moi. Tandis que le bateau accostait bruyamment, nous nous sommes étreints et avons échangé quelques mots, juste le temps de savoir ce qu’il allait faire dans les prochaines semaines, maintenant que la parenthèse de notre dernier séjour de travail devenait un souvenir, maintenant qu’il fallait de nouveau envisager le futur proche àl’aune de retraits, loin les uns des autres, loin de Gagnyngham.

Mon bateau est reparti et nous nous sommes salués, chacun de son côté de l’eau, laissant novembre nous engloutir, comme dans les bons films ou les mauvaises chansons. Le luxe d’avoir le bateau de retour pour moi tout seul - il était en effet bien trop tard dans la nuit pour croiser un touriste de passage ou, pire, un voisin - , je l’ai àpeine goà»té.

Jack, d’habitude toujours primesautier, semblait avoir baissé la garde et laissé la tristesse l’envahir ce soir-là. Cela a gâché mon délire de marin solitaire de bout du monde. Jack m’avait placé dans ce paysage d’inquiétude lancinante qui est celui qu’arpentent les parents (Jack est un peu mon enfant, c’est MOI qui l’ai fait en quelque sorte, la preuve : il vient de prendre vie sous tes yeux). Et c’est ce qui m’a donné envie d’écrire, d’écrire aux autres, àtous les autres, pour leur dire un de ces trucs de maman soucieuse, un message du genre : “vous devriez appeler Jack, cela lui fera plaisir†. Je ne l’ai pas fait. Ou plutôt, je l’ai fait a minima : j’ai écrit àLouise pour lui demander si elle avait commencé àlire Eureka Street. Savoir si les mésaventures de Jake (un autre Jack triste et cherchant l’amour) lui plaisaient autant qu’àmoi. Avoir une réponse, une impression de sa part était une chose vitale àce point de ma nuit. Je lui ai donc àpeine parlé de Jack et de sa tristesse, préférant vriller et bifurquer sur Jake, comme si le lien d’assonance entre le héros irlandais et notre ami belgo-berrichon préféré allait suffire àapaiser la maman inquiète en moi, comme s’il fallait cette distance pour ne simplement pas sombrer àmon tour.

Entre la réalité et la fiction, j’avais donc choisi ma voie et celle-ci me menait encore et toujours àBelfast, mon “belfast†, une ville rêvée par le prisme de la fiction et de trop de lectures où j’errais en costume vert pomme bien trop grand pour moi, cheminant au hasard des quartiers catholiques et protestants, étranger complètement, fantôme déguisé dans une ville habitée de milliers d’autres spectres.

C’était il y a 15 ans aujourd’hui, je m’y étais précipité avec défi et pour une quête initiatique, muni d’un plan déchiré que j’ai toujours (quelque part, au milieu de 1001 autres archives) et de quelques clopes chinoises bien trop fortes de marque "Alain Delon".

Je n’avais pas été déçu. Belfast avait été bonne avec moi, elle m’avait éprouvé et révélé, elle m’avait appris colère, hébétude et illusions. J’avais partagé des taffes avec des proxénètes nigérians cachés sur Queen street, évité des cailloux lancés par les gamins de Shankill, écouté en boucle "Bring Me the Head of Paul McCartney on Heather Mill’s Wooden Peg" de Brian Jonestown Massacre, fantasmé sur des étudiantes, exploré tous les chantiers abandonnés où il est possible de piquer une sieste entre deux averses, erré.

Dans les restes aujourd’hui touristiques de ses affrontements inter-religieux et autres mémoires de la terreur, la ville m’avait appris que je ne serai finalement bien que dans des endroits inconfortables, où je demeurerai toujours l’élément d’étrangeté, plus ou moins discret, plus ou moins remarquable. Etre, mais ne pas être. Disparaître ici, comme dit Brett.

Souvent, encore, je rêve de ces lieux. Ils comptent tant pour moi, et je réalise aujourd’hui que mon "belfast" est le siège initial de tous mes désirs littéraires et émotionnels, mon catalyseur et ma Capoue, la matrice surtout de ce que j’appelle Gagnyngham.

Comme Gagnyngham, Belfast est grise, des herbes folles poussent au bas de cités pourries, des graffitis appellent àla vengeance ou àla rigolade, on y croise des gueules cassées, on s’y invente un gang et une cause. On s’y radicalise. Il y a des larmes cachées sous le manteau des rires, les éclats de voix y sont tonitruants comme au pub le dimanche. On s’y sent bizarrement "chez soi", alors que l’on est d’aucune maison au fond.

Je ne sais pas trop ce que bonheur veut dire et je n’aspire pas àêtre heureux. Je sais en revanche n’avoir jamais été aussi pleinement en phase avec les éléments extérieurs qu’àBelfast. Et àGagnyngham. Disparaître ici, encore une fois.

C’est cette phase-làque j’essaie de retrouver quand ma conscience oscille entre élément agissant d’un projet fictionnel mobile et observateur appliqué d’une misère que je caresse, d’une chute que je pressens.

Ces dernières semaines, grâce àcette résidence, j’ai commencé àécrire un livre sur ces années àGagnyngham, faire de ce récit une légende, pas un document. Evidemment, je digresse beaucoup, il y a déjàtrop de matière, car j’ai trop de souvenirs et peu de rigueur. Mais, peut-être, en 2029, tout sera prêt àêtre craché au monde...

6 novembre 2023
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