Animer des ateliers d’écriture : une démarche

« En lisant, en écrivant… » : le double mouvement de l’émancipation

J’anime des ateliers d’écriture comme on avance à pas feutrés vers la littérature. Mon objectif est d’amener à la rencontre des mots et des livres ceux qui s’en trouvent écartés. Lire et écrire constituant les deux facettes d’une même médaille, j’ai pu observer à quel point l’écriture pratiquée, encadrée, guidée au sein d’ateliers, peut amener quelqu’un à découvrir en quoi la littérature (qu’on l’écrive, qu’on la lise, ou les deux) est non seulement une aide à vivre mais aussi une manière de se construire et de s’émanciper.

Le livre au cœur de mon dispositif d’ateliers d’écriture

Dans chacun de mes ateliers, le livre se trouve au cœur de mon dispositif : merveilleux prétexte, impulsion d’écriture, environnement immédiat (si l’on a la chance de travailler au sein d’une médiathèque ou d’une bibliothèque comme ce sera le cas grâce à Bibliothèques Sans Frontière, voire ci-dessous)… Le livre est ce d’où l’on part et ce vers quoi l’on tend. Car c’est bien de littérature qu’il est ici question : de son approche, de son apprivoisement, de sa rencontre.
Aujourd’hui, proposer des ateliers d’écriture aux mineurs isolés étrangers, c’est justement leur offrir un accès à la littérature. C’est transformer l’obstacle de la langue en un facteur d’intégration. C’est m’inscrire dans la logique de mon travail d’écriture et de mon parcours intime en accompagnant ceux chez qui j’ai voyagé ou travaillé il y a dix ans, et en les aidant, par le biais de l’écriture, à organiser le chaos de leurs jeunes existences.

A raison de cinq demi-journées par mois auprès de petits groupes de 8 jeunes environ, les ateliers d’écriture s’inscriront dans la continuité des dispositifs et des actions menées par l’équipe de la Croix Rouge coordonnée par Frédéric Mame, éducateur spécialisé et coordinateur de l’équipe du SAJ. Chaque jeune s’engagera à suivre l’atelier d’écriture pendant un mois et aura la possibilité de suivre les ateliers plus longuement s’il le souhaite.
Les ateliers se dérouleront au sein de la bibliothèque que Bibliothèque Sans Frontière est en train de mettre en place au SAJ Croix Rouge. Cette bibliothèque sera constituée d’ouvrages en français, en langues étrangères, mais aussi de textes bilingues. Installer des ateliers d’écriture au milieu des livres, c’est l’évidence même. C’est avoir chaque semaine un rendez-vous physique avec la littérature. C’est faire du livre un ancrage. C’est apprivoiser cet objet, l’approcher, petit à petit comprendre qu’il est accessible, n’avoir qu’à tendre la main. C’est le prendre, l’ouvrir, le reposer, et peut-être le lire. C’est aussi s’en servir pour sa propre écriture au sein des ateliers (les manières d’y utiliser le livre sont infinies).
Les ateliers d’écriture auront pour objectif d’explorer physiquement la langue, de se l’approprier comme on s’approprie l’objet livre, d’aller y puiser ce dont on a besoin pour vivre, d’en écouter la musique, de jouer avec les sonorités dans la langue de chacun, de confronter les vrais et puis les faux amis… et à partir de ce lexique multiculturel, je guiderai les adolescents (dont beaucoup ont une soif et une impressionnante aptitude à apprendre le français) dans l’invention d’histoires plus ou moins brèves, une phrase seulement parfois, un poème, un échange de répliques, une nouvelle, qui sait ? Mais ce qui est certain, c’est que chacun aura alors joué un rôle dans la construction d’une fiction (j’insiste sur ce terme) qui ne sera ni tout à fait la sienne, ni tout à fait une autre, et qui lui appartiendra tout à fait.

L’écriture de fiction, un acte de réappropriation du moi

Pourquoi vouloir amener les adolescents à écrire de la fiction ? D’abord parce que c’est mon métier. Ensuite parce tout le monde sait ce que c’est - ayant en mémoire un conte, une fable, une histoire (drôle ?) un film, un livre peut-être …“ et se rappelle en avoir retiré des émotions dont on connaît le pouvoir cathartique. Encore parce que la fiction offre un abri : elle permet de dire ce qui, de manière frontale, serait trop douloureux à verbaliser. En effet, la fiction n’est autre qu’une torsion de réalité, un point de rencontre entre le songe et le vécu, une imbrication d’histoires qui nous appartiennent plus ou moins, le croisement de souvenirs inventés et de bois flotté rejetés par l’inconscient. Mais tout ceci se doit ensuite d’être structuré. La fiction, c’est pouvoir tout inventer, oui, mais pas n’importe comment ! Et cette dimension structurelle est essentielle au regard des mineurs isolés en pleine (re)construction, et « tout simplement » en pleine adolescence.
Il y a une universalité de l’adolescence : l’Occident n’en a bien sûr pas l’apanage. Cet âge est pour tous synonyme de rupture, mue, discours, vaste question identitaire. Mais celle-ci se pose de façon particulièrement complexe et aiguë aux Mineurs Isolés Etrangers qui ont connu un grand nombre de fractures (familiale, sociale, culturelle, géographique) et dont le « voyage » jusqu’en Europe a souvent été émaillé d’expériences traumatiques.
Or, l’écriture est un acte de (ré)appropriation du « moi », une manière de (se) réconcilier, d’appréhender l’altérité, d’apprendre à naviguer entre le lieu d’où l’on vient et celui où l’on se trouve, et en l’occurrence (au sein des ateliers que je propose) entre la langue maternelle et la langue seconde. Pouvoir s’exprimer dans la langue du pays où l’on se trouve est essentiel : c’est une manière d’habiter son exil, de rompre l’isolement, d’orienter sa nouvelle vie. Avoir accès à la littérature du pays où l’on vit, c’est disposer d’un nombre infini de lectures de ce monde nouveau : « On n’habite pas un pays mais une langue » (Cioran).
Ma proposition d’ateliers dans la bibliothèque de BSF au sein du SAJ Croix Rouge repose sur ma conviction que la littérature est une réponse adaptée au besoin de réparations intimes, au moment charnière où se dessine pour ces jeunes une possibilité d’ouverture et d’émancipation.
Je conçois l’animation d’un atelier d’écriture comme une main tendue, le partage d’outils. Ma pratique consiste à guider celui qui écrit en l’aidant à faire des choix, à trouver le mot, le ton, la forme, à oser aller jusqu’au bout de sa phrase, de son texte, à se faire suffisamment confiance pour dire une histoire, lui inventer un début, un milieu et une fin… et quelle satisfaction on en retire ! La forme ne présidera pas aux textes. C’est le contenu des textes et la personnalité de chacun qui dictera la forme - une nouvelle, un poème, un fragment de discours (amoureux ?), un roman chorale, un texte de slam, etc. Au sein d’un atelier, l’écriture collective croise l’écriture individuelle, et ce faisant elle la libère. Des uns aux autres, le dialogue aide à faire advenir ce qui habite chacun. L’aller-retour entre les individus et le groupe permet aussi de pallier les difficultés des uns en prenant appui sur les autres puisqu’un atelier d’écriture, c’est d’abord être ensemble, se faire confiance, s’écouter, s’accompagner sur le chemin de ce merveilleux acte de liberté.
Dans ces ateliers d’écriture naîtront donc des fictions destinées à être lues, d’abord au sein des ateliers - pour que chacun puisse entendre ce que l’autre a écrit, pour que chacun puisse entendre son propre texte, être fier d’être allé jusqu’au bout. Ces fictions feront l’objet d’une publication qui sera diffusée gratuitement au sein de la Croix Rouge, dans le réseau des bibliothèques et auprès des différents partenaires. Il est en effet essentiel de donner une visibilité à ce travail d’écriture au long cours. Parce que montrer ce qu’on a fait, obtenir la reconnaissance de tierces personnes, c’est aussi un moyen de ne plus raser les murs, de s’affirmer en tant qu’être participant au monde, de garder la tête haute, de regarder l’autre droit dans les yeux, et de marcher vers l’avenir avec confiance.

6 février 2014
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