GAGNER SA VIE
GAGNER SA VIE
–On tourne !
On détourne ! :
Vous êtes fous !
Lèchez-moi le cul !,
La pampa humide et la Patagonie sont pleins de personnages exotiques.
Mais les plus exotiques de tous, ce sont les Indiens, majorité du point de vue quantitatif, minorité par rapport aux hiérarchies établies selon la richesse et le pouvoir. Leur exotisme provient de leur étrangeté. Ils sont censés être sur leurs anciens territoires et pourtant sont eux l’étrange. Ils subissent le rappel de leur histoire, et surtout de l’oubli, et pire encore, des statues officielles, de vraies monstruosités taillées, sculptées dans chaque ville de l’intérieur, par des “artistes” officiels. Immensités représentatives à la hauteur d’une allégorie du Kitsch. Selon l’auteur français injustement oublié de Le Kitsch, celui-ci ménage la vie, c’est le BONHEUR, comme un balcon de fleurs en Allemagne. Tandis que la mocheté recherchée de ces objets en trois dimensions hitlériennes essaient d’épouvanter peut-être les mêmes Indiens suivant la méthode hispanique :
Chaque mine de l’ancien Vierreinato del Alto Perú, chaque galerie, celles extraordinaires pour leurs dépôts de minéraux, aux veines de la plus haute à la plus basse loi d’argent ou d’or, de rhodochrosite ou tout simplement de pyrite, l’or du sot, pour la plupart sinistres, auto chemins vers la mort, amènent tout de suite vers l’Oncle, le Tío rouge, énigmatique, effrayant, le dieu Wari transformé par l’arrivée de la civilisation en soutane. Voici l’Oncle customisé en “diable”. L’“évangélisation” n’aurait pas permis d’appeler une figue une figue, une barque une barque. Et lui présage l’ultérieur “Tío Sam”, la loi de Murphy et la théorie du chaos, ainsi que la loi de flexibilité du travail dans les années 90, qui finit par mettre son pays d’argent à la corbeille, mais qui renaît sous pseudonyme en 2015 dans notre pays d’adoption du Vieux Monde.
Dans la galère des galeries vous attend un Oncle rouge en argile.
S’il fume, bon augure... Au contraire... il faut s’attendre au pire. De toute façon, les mineurs ont prié Dieu là haut. En bas ils font les offrandes à l’Oncle, toujours rouge.
Detrás del Tío hay una vena de plata. {}
Derrière l’Oncle il y a une veine d’argent.
Il est assis stratégiquement pour veiller sur elle.
Ces mineurs ne sont pas étrangers. Ils sont étranges, les hommes du sous-sol.
Quand on devait partir du bâtiment où se trouvait l’association, on n’avait pas encore dit « cette bouche est mienne ». Zoubida, que nous percevions à travers le nuage de fumée qui monte des escaliers, était si enthousiaste, qu’elle n’avait pas arrêté de parler. Elle racontait ses exploits extraordinaires : des femmes, des hommes, de jeunes filles et de jeunes garçons venus de partout dans le monde, il y a des années ou la semaine d’avant, pouvaient apprendre dans l’association, soit à lire et à écrire, soit à utiliser ces compétences.
Ces gens avaient sans doute des choses à raconter.
C’est une idée qu’on nous avait donnée.
Il s’agissait d’inviter ces gens à écrire dans le sens inutile du terme.
C’était une invitation pour ceux qui auraient le courage ou l’énergie minimale suffisante pour raconter leur traversée.
Chacune, chacun était un héros anonyme sans trace...
Working class heroes
without work without
a crowd of Lumpens
a crowd of Lambs
sacrified ones
in their Journey
they arrived to
-> the news
without themselves. {}
Pas tous, quelques uns voudraient le faire, au début, de petites phrases, des affirmations sur un passé toujours mouvementé.
–Laisse-moi vous montrer une chose !
Dans un clin-d …˜œil elle est revenue d’une salle à côté portant une brochure qui décrivait les objectifs et les programmes de ce que plusieurs aimaient appeler « l’assos », pédale à la fin sur « s » comme quand on finit de prononcer « toussss » - dièse.
Debout déjà au seuil de la porte on résume l’objectif de la venue. Zoubida répond qu’on aura plein de gens. Tous, précisément : 45 personnes par atelier.
On a regardé Zoubida sidérés. On regarde nuestra vida (notre vie) toujours surprenante, devenir une hallucination.
–Oui -poursuit Zoubida- ils sont habitués à être discriminés. Je vais pas faire ça. TOUS ou PERSONNE...
–Mais il y en a qui commencent seulement à apprendre la lecture syllabique...
(la directrice avait expliqué avec tant de détail, qu’on avait fait un voyage dans le temps et on était devenu pour de longues minutes leurs élèves disciplinés). Comment veux-tu que...
–Mais non – elle suivait son élan. Ceux qui ne savent pas écrire se feront aider par les autres –continuait-elle.
D’un coup l’atelier se transformait.
–Nous ne pouvons pas mettre 45 personnes ! Un atelier d’écriture cherche une sorte d’intimité, un groupe se forme...
Trop tard... La décision est prise. Elle devrait diviser le groupe en trois, les distribuer en quelques séances, selon les semaines restantes de l’année... Leur idée d’atelier s’écroulait. Seules, les paroles de Zoubida réduisaient l’espace à venir en leur provoquant un début de claustrophobie. Un atelier ne devait pas devenir obligatoire, on n’était pas non plus un écrivain public, on ne pouvait pas de surcroît utiliser notre bourse pour la formation continue. Zoubida n’avait pas encore demandé les certificats d’aptitude à l’écriture, mais cela ne tarderait pas à venir.
Pourtant, cette dame était vraiment quelqu’un qui avait de relief, une histoire, un milliard d’histoires. Voudrait-elle l’écrire ? C’était elle qui aurait dû venir au futur atelier. Pour notre part, en plongeant sur les quais roses du terminus, on continuerait la quête des éventuels participants qui voudraient se raconter, quelqu’un voudrait rajouter une tesselle de plus à la carte de la micro-histoire pour pouvoir l’accrocher, sinon ces morceaux resteraient invisibles pour toujours. Je tesselle, tu tesselles, on tesselle, elle se tait.
Une de ces maisons légères d’écriture
Dont je sors volontiers, laissant là mes outils,
Pour aller respirer un peu dans la nature.
Jacques Réda
« ... l’échantillon a bien été prélevé après une masturbation attestée historiquement ? » Le sperme de Nietzsche un an avant sa mort. « Un médecin était présent ». C’est Alexander Kluge, assistant de Fritz Lang, qui le raconte dans sa Chronique des sentiments commentée par Georges Didi-Huberman. Il y avait aussi dans le journal une interview :
« Aujourd’hui, si nous ne sommes pas exactement en régime fasciste, tous les éléments qui le composent sont réunis. Ils sont simplement agencés autrement... Raconter sert à réunir des microstructures présentes dans la réalité, à les faire coexister physiquement et à les rendre poreuses. Le poète est celui qui collecte. Montaigne, les frères Grimm, Goethe, Diderot sont d’immenses collectionneurs. Je suis le poète de la théorie critique, qui n’a guère accordé de crédit à la poésie.
(...)
Nous sommes nous-mêmes fragmentaires et polyphoniques, quelque part entre Bach et John Cage.
(...)
Ce sont les choses qui ont un plan, il faut savoir le lire. L’énigme réside dans leurs relations entre elles. Il faut savoir les lire telles qu’elles existent. Je suis un archéologue, comme le philosophe Walter Benjamin. Je fais des fouilles. La poétique n’a rien à voir avec l’idée romantique, selon laquelle un poète crée un monde. La poésie ne fait que révéler. Elle donne à voir, à entendre le choral.
(...)
Ma méthode est proche de celle d’un Montaigne qui repêche un souvenir de l’Antiquité, le met en relation avec un dicton populaire et mêle tout cela en un essai contre la guerre civile qui gronde.
Il faut aujourd’hui garder la trace de ces personnes qui débarquent de la mer Egée et traversent l’Europe, comme le fait Hölderlin dans Le Coin de Hardt, poème qui décrit le buisson où s’est reposé le duc de Wurtemberg en fuite. Elles traversent les mêmes frontières que les habitants de la RDA en 1989, les Hongrois en 1958, les huguenots, comme la grand-mère de ma grand-mère qui a dû quitter Paris pour l’Allemagne et sans qui nous ne serions pas là. »
Parfois il y avait des raisons pour s’arrêter sur un feuillet de ce vieux torchon exemplaire, laissé par la fatigue sur le rebord d’une des fenêtres au bout du wagon. Mais avant de le laisser on regarde son portrait une fois de plus, plus attentivement. Maintenant qu’on le connait davantage, il faut lui dire Au revoir. Comme Arnaldo Calveyra, le vétéran curieux affiche un visage au regard d’enfant surpris ou de lutin.
Tout le monde peut associer évident à visible, à dent, à vide.
L’interview devait dater de quelques semaines auparavant. Depuis le 20 mars 2016 ces personnes ne pouvait plus traverser l’Europe et étaient enfermées dans des camps. Elles allaient être renvoyées ou elles l’étaient déjà, parfois vers les mêmes pays qu’elles avaient fui.
On est descendu vers le sud.
Descendu du métro. En remontant les escaliers, on descendait
au centre commercial.
LES DORMEURS DU VAL
Une grande partie de la jeunesse qui n’est pas débout
est à genoux. Ils sont pour le dimanche passé
dans ces temples. « Si ce n’est pas du meilleur coté
du comptoir, on attendra que ce moment arrive
en travaillant la journée du loisir », disent-ils.
Ils rêvent du luxe. C’est étudié à la fac.
Ce sont des rêves
des jeunes nourris avec une petite
cuillère dans la bouche, juste
la quantité nécessaire pour leur apprendre
la disponibilité du cerveau et du corps
le dimanche, et le reste des jours.
Les aventures se passent au far-east, un décor
de cinéma, le shopping-center village.
Au Val-d …˜Europe, le master Luxe se trouve
calme et voluptueux.
Val, berce-les, chaudement : ils ont froid.
Mais on est aux Halles
où on s’égare -dans la gare.
Ces sous-sols ne sont pas encore
rénovés. Ça fait un an que les gens
marchent désorientés à pas rapide
se heurtant, se « trompant » de sentier
dans le chantier souterrain,
dans la souricière sans escaliers
ni trottoirs roulants. Des kilomètres
à faire
sous les câbles et les panneaux.
Ces clients payent aussi le transport
à pied. Faut pas se soucier
de les attirer. Ils traversent le champ
de guerre faisant tout pour esquiver
les fusils d’assaut dans les mains
d’autres jeunes de banlieue en costume
de lutte armée, tentant des sentiers
divers jusqu’à trouver le quai.
Renais aurait été fier. C’est vrai,
mon oncle d’Amérique.