"Les arbres décorés par les sacs plastiques"

(Un extrait de Ce jour-là (joca seria, 2012), livre écrit avec Tanguy Viel par les élèves de Clichy-sous-Bois.)


TATIANA

Je n’y habitais pas depuis très longtemps, en face du lycée, et j’aurais préféré être ailleurs. À chaque fois que je regardais par ma fenêtre, tout était noir, on distinguait àpeine les gens. Il y avait de grands bâtiments avec de nombreux vêtements étendus. Mon quartier était un ghetto où tout plein de gens traînaient dehors du matin au soir comme s’ils n’avaient pas d’avenir, pas de rêves. La plupart sont des mecs qui sont tous grand frère, petit frère, fils et parfois même père. Certains d’entre eux, les matins en allant àl’école, je les voyais attendre le bus qui les amènerait àla mission locale, en formation et au lycée. Certains pensaient àconstruire leur avenir en se levant et d’autres préféraient dormir pour oublier leurs soucis et s’en tenir àleurs idées pessimistes, comme quoi ils ne trouveraient jamais de travail, qu’aucune école ne les accepterait, et ce genre de choses. En rentrant, le midi, il y avait toujours cette femme qui me saluait en m’appelant « ma fille  ». Elle me faisait pitié, elle était toute petite et si âgée. Ses jambes arrivaient àpeine àla soutenir, et ses mains étaient jointes comme si elle priait. Tout le monde disait qu’elle était folle, qu’elle avait perdu la tête mais moi, je voyais juste qu’elle souffrait énormément. Et àchaque fois, je restais àlui parler. Et àchaque fois, elle me remerciait et me souriait.
Elle me rappelait ma grand-mère, paix àson âme. À vrai dire, dans mon quartier, il n’y avait que ces petits moments avec cette femme qui me plaisaient, le reste me faisait peur.

LA FILLE À LA FENÊTRE

La ville cosmopolite, les incendies des voitures, les tours avec les fenêtres brà»lées, les travaux, la poussière, les gens malpolis, le rire des jeunes, les oiseaux qui chantent, la musique àfond des voitures qui passent sur la nationale, le pain rassis près des arbres, la sirène des pompiers, le commissariat qui sert àrien, le manque de confiance, les chiens errants, les pigeons en masse, la sirène de la police, les immeubles, les personnes qui se font cambrioler au marché le mercredi et le samedi, les ordures, les matelas par terre, les parapluies cassés, les chauffeurs qui roulent trop vite, les arbres décorés par les sacs plastiques, les Å“ufs et les patates qu’on reçoit par les fenêtres, les business sous les tours, les gens percés de partout qui se négligent, la solitude de certains.

LE PROF

Souvent quand je suis en avance le matin pour aller au lycée, je passe prendre un café au Mac Do. À 8 h 00 du matin, il y a déjàpas mal de monde, des turcs, des asiatiques, des orientaux, des africains. Toujours le même genre de musique quand j’ai poussé la porte de la salle. Je me sentais un peu différent des autres clients. Arrivé devant la serveuse, j’ai commandé un petit déjeuner. Elle a chanté ma commande vers la cuisine, sans bouger ni même me quitter des yeux. Elle souriait comme une enfant, mais son visage me paraissait fatigué et usé. Je lui ai dit que c’était àemporter, et que je voulais aussi emporter son sourire avec moi. Elle m’a souri àson tour en disant « Veuillez attendre votre commande  », et je l’ai vue disparaître en cuisine. Je me suis dit que j’aurais dà» me
taire et puis je suis sorti avec mon sac en me dirigeant vers le lycée où j’avais quand même cours toute la matinée.
J’étais énervé contre moi-même et je me souviens que je me suis défoulé sur la dame de ménage parce qu’elle n’avait pas lavé en dessous du pied de la table. Assis àmon bureau avant que les élèves entrent, j’ai sorti le café du sac en papier et au fond, quand j’ai pris les serviettes, j’ai pu
voir écrit un chiffre, puis deux, puis un numéro tout entier avec un prénom àcôté : Sofia.


Ce jour-là (éditions joca seria, 2012), ISBN 978-2-84809-209-6

2 septembre 2012
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