Ordalie et autres inédits
ORDALIE
je perds mes gencives
à force de manger la foudre
devrais-je invoquer l’Esprit Aîné ?
ou MVidi Mukulu de son trône sacré ?
SANS TITRE
dans la boue
de l’autre côté de la rue
après le déluge, la neige, le vent
jambes ankylosées
syphilis à volonté
corps-en-sang
la glu entre les gencives
nous sommes nés dehors
nous payons les pots cassés
d’une maternité à ciel ouvert
VILLE DE CHIEN
Pour saxophone, batterie, violoncelle, accordéon, trompette, piano et vibraphone
Éléments visuels : concerts Louis Armstrong et John Coltrane
Éléments visuels : l’Est du Congo
Éléments visuels : les rues de Lagos
Éléments visuels : Saint-Pétersbourg, hiver 42
Éléments visuels : les bordels de Bahia et de Katmandou
Éléments visuels : Allemagne/Argentine, finale coupe du monde, 1990 Eléments visuels : Huitième round, Mohamed Ali contre George Foreman, Kinshasa-Léopoldville 1974, Ali boma ye, Ali boma ye, Ali boma ye, Ali boma ye, Ali boma ye !
la ville est un crayon qui rédige des salves d’accidents
et ses désinvoltures rouillent les désirs
d’un peuple salaud
d’un peuple misère de merde
d’un peuple phacochère
buveur de sang et coureur d’asile politique
19 heures 10
19 heures 20
19 heures 35
19 heures 38
19 heures 57
19 heures 67
19 heures 77
19 heures 82
19 heures 94 virgule trente-deux ans
au coin des rues "Va te faire foutre" et "Je t’emmerde"
une bande de chiens enragés dépeçant un corps vide
rue "Ta gueule", un homme et une femme
dévorant les fruits défendus
rue "Les bêtes sauvages", un prophète, barbu jusqu’aux dents
aboyant qu’au commencement était la dysenterie
rue "Tais-toi sinon je te casse la gueule"
un politicien radotant une de ses meilleures fables
20 heures 46 verset 17
la pluie
les rues inondées
les baraques à l’emporte-pièce
une église transformée en boîte de nuit
une boîte de nuit en cybercafé
un cybercafé en pharmacie
une pharmacie en librairie
une librairie en bordel boutique boulangerie lingerie charcuterie
les habitants de la ville sont des villageois
trimbalant leurs destins maudits
sous une pluie des maux sans cervelle ni barbecue
des guimbardes broyant du noir
des femmes aux seins grosses-tomates
des hommes vêtus de honte
chômeurs en pensée, en parole, par action et par omission
merdeux
et bricolant aux divinités supérieures
des prières sans orgasme
des vendeurs à la criée
des musiciens par inadvertance
des prostituées et leurs tarifs
des potentiels clients
libido au zénith
désirs masturbatoires
décharges électriques
catharsis
les oiseaux dissipent l’évasion des prophètes du trente-deuxième jour
des maisons qui se suivent mais qui ne se ressemblent pas
des pas de danse des butineurs des breuvages insolites
et ruminant des sortilèges
comme si le continent effrité bazarderait sa brosse à dents
des moulins à vent
des chèvres
des poules mouillées
des militaires et leur folie
des sacs-poubelles
des vaches en rut
des guimbardes
des chariots
des brouettes
des crochets
des banderoles
des calebasses
des machines à coudre
des marteaux
des préservatifs
des bières et des bières et des bières
en provenance de Luanda
ou de Kigali
ou de Ngandajika
ou de Musumba
ou de Berlin
ou de Lima
ou de Mbuji-Mayi
ou de Cotonou
ou de Douala
ou de Dar-es-Salam
ou de Clignancourt
ou de Bulawayo
ou de Brazza
ou Brooklyn
ou de Lagos
ou, ou, ou, ou, ou, ou
des balivernes
des ventilateurs
des lampions
des musiques croisées
des regards acerbes
des odeurs nauséabondes
des rires sardoniques
des prophéties de basse-cour
des destins bâclés
nous les salauds
et seul Dieu sait
si réellement nous avions été créés
à son image
MONOLOGUE D’UN DAMNE
Pour saxophone solo
(Rires)
Vomir est un droit
Tout comme refuser de manger
Je ne le dirai pas deux fois de suite
J’en ai marre d’être le bouc émissaire, le maudit, le damné, l’idiot de la République, le chômeur, l’immigré, le pauvre, le dindon de la farce, l’apatride, le demandeur d’asile, le nègre
Assez d’une vie de chien !
Pour me débarrasser de ma désespérance
Laissez-moi vomir
Vomir mon sang
Vomir mon cœur
Vomir mes tripes
Vomir ma bave
Vomir mon sperme
Vomir tout mon ventre
Et les relents d’une civilisation
De cette civilisation syphilitique
Vomir ma faim
Vomir ma nausée
Vomir ma colère
Vomir la guigne que je traîne
Depuis les entrailles de ma mère
Pour les siècles des siècles
AMEN
Oui, vomir mon destin de tzigane
Vomir mon visage
Vomir mon sexe
Vomir mon nom
Vomir ma famille
Vomir ma généalogie
Vomir mes dieux
Vomir mon pays
Vomir ma race, la race de maudit, de damné, de prisonnier, de mendiant, d’esclave, de chimpanzé, de saligaud, de sans-papier et de névrosé !
Déjà, la morve suinte de ma bouche
Et mes dents bloquent
Se disloquent
Dansent le tango
À force de mâcher ma propre viande
Qu’est-ce que c’est ce cirque ?
N’avez-vous jamais vu un nègre, un saligaud, un débile, un malchanceux, un cannibale, un mort-vivant, un cadavre ?
Mon corps, ce corps saigné à blanc
Mon corps, ce corps putrescible
Mon corps, ce corps déglingué
Mon corps, ce corps in vitro
Mon corps, ce corps achalandé
Mon corps, ce corps domestiqué
Mon corps, ce corps déchet
Mon corps, ce corps privatisé
Mon corps, ce corps proto-bantou
Mon corps, ce corps enchaîné
Mon corps, ce corps hécatombe
Mon corps, ce corps poubelle
Mon corps, ce corps vide
Mon corps, ce corps transplanté
Mon corps, ce corps colonisé
Mon corps, ce corps sous-développé
Mon corps, ce corps chosifié
Mon corps, ce corps cadenassé
Mon corps, ce corps matriculé
Mon corps, ce corps castré
Mon corps, ce corps déterritorialisé
Mon corps, ce corps ferré
Mon corps, ce corps cadastré
Mon corps, ce corps-corps veut se libérer de son corps de damné !
(Rires)
Question : pourquoi m’engoncer dans votre civilisation puis m’en chasser à coup de matraque ?
Si vous ne pouvez pas répondre à mes cauchemars, alors laissez-moi vomir
Vomir, vomir, vomir, vomir, vomir, vomir
Jusqu’à l’épuisement
Jusqu’à perdre connaissance
Jusqu’à crever de vomissement !