Pédiatrie - Espace Ados
Rendez-vous est pris une fois par semaine dans la salle de jeu du service de Pédiatrie pour poursuivre l’histoire de Garry Walterson et de sa famille. Ici, le conte prend une forme résolument théâtrale. La phrase proposée en amorce était la suivante : quelqu’un rentre chez lui, ouvre la porte de son appartement, il s’est transformé en palais.
Dans la pièce de théâtre née de cette phrase, Henry et Catherine Walterson découvrent le pouvoir étrange d’un bonsaï acquis récemment par le père de famille. Des souhaits prononcés sans y réfléchir, qui devraient rester imaginaires et sans conséquences, se réalisent bel et bien. Mais Catherine et Henry, qui vivent à présent comme des princes dans un palais en expansion, ne tardent pas à découvrir le prix à payer : chaque souhait réalisé entraîne la disparition d’un de leurs enfants.
EXTRAIT
Personnages
Henry Walterson, le père
Catherine Walterson, la mère
Frank Walterson, l’aîné, 17 ans
Roxane Walterson, surnommée « Roxie », 16 ans
Emeline Walterson, 10 ans
Noa Walterson, 6 ans
Garry Walterson, « Celui qui raconte », 2 ans
Walter Walterson, chien
Le Vieil Antiquaire
Des domestiques, des valets de chambres, des cuisiniers, des coiffeurs, des gardes du corps...
PREMIÈRE PARTIE
Le bonsaï
Scène 1
GARRY. Alors moi c’est Garry Walterson, deux ans, je ne sais pas encore parler mais dans ma tête, je pense beaucoup. Ecoutez-moi, je vais vous raconter une histoire assez impressionnante qui m’est arrivée il y a quelque temps de cela.
Mais pour commencer, je vais vous présenter ma famille, les Walterson. En tout, nous sommes huit. Mon père s’appelle Henri. Il porte toujours un costume et son chapeau gris quand il sort. Papa est quelqu’un d’assez grognon, il a un caractère de cochon. Ma mère, Catherine, est toujours élégante et simple. Elle ne travaille pas : elle reste à la maison avec moi. N’oubliez pas, même si je vous raconte mon histoire : je n’ai que deux ans, j’ai besoin qu’on s’occupe de moi. Si papa grogne souvent, maman, elle, n’a pas sa langue dans sa poche. Mon premier grand frère s’appelle Franck et il a dix-sept ans. On ne le voit pratiquement jamais : il s’enferme dans sa chambre et passe son temps devant l’ordinateur. Ensuite, il y a ma première sœur : Roxane, qui a seize ans et qu’on surnomme « Roxie ». Tatouée, percée, coiffée à la punk avec une crête et une mèche rose flashy, elle ne passe pas vraiment inaperçue. Roxie adore faire peur à Emeline en lui racontant des histoires mystiques. Emeline, c’est ma deuxième sœur. Elle a dix ans, adore jouer du piano et la Charlotte aux fraises. Mon grand frère, Noa, est tout petit pour son âge : six ans, mais il est bruyant, saute partout et n’en fait qu’à sa tête. Ensuite, il y a moi : Garry, et pour finir : notre chien, Walter.
Un jour, devant notre porte, un petit chien très vif, beige, aux poils courts, avec une tache marron autour de l’œil, aboyait comme s’il voulait rentrer chez nous. Pour me faire plaisir, et aussi pour le calmer, mes parents lui ont donné à manger. Et voilà, depuis ce jour, Walter ne nous a plus quittés.
Tout a commencé un après-midi de janvier où il faisait très froid. Papa est rentré du travail et maman lui a demandé aussitôt de ressortir faire les courses pour le repas du soir. Son chapeau gris sur la tête, son cabas de paille à la main, il grognait comme toujours d’avoir si peu d’argent pour nous nourrir. Ce soir-là, l’ambiance était électrique et Walter, qui souvent reste dans son panier, ne voulait rester qu’avec moi. Papa est donc sorti dans le froid, mais les choses ne se sont pas vraiment passées comme prévu. Dans la rue, en passant devant une boutique qu’il n’avait jamais remarquée avant, son regard est attiré par quelque chose dans la vitrine. Papa ne voit pas bien ce que c’est parce que la vitrine est sale et couverte de poussière. Il regarde sa montre, il se dit qu’il n’a pas de temps à perdre. Mais rien à faire, il ne résiste pas à l’envie d’entrer dans la boutique. Quelque chose qu’il ne comprend pas, une force invisible lui fait poser sa main sur la poignée de cette porte...
Un grincement de porte.
Suivi d’un bruit de grelots.
Scène 2
La boutique du vieil antiquaire.
Elle semble hors du temps. Pleine de babioles curieuses et intrigantes : de vieux meubles, des dizaines de masques et de tableaux anciens accrochés aux murs, un hibou empaillé aux yeux grands ouverts... C’est un véritable capharnaüm haut en couleurs. Mais il fait sombre. La boutique est éclairée à la bougie. Emerveillé par tout ce qu’il voit, Henry cherche à retrouver le mystérieux objet qui l’a attiré jusque là. Il sursaute en voyant apparaître, sorti de nulle part, un drôle d’énergumène qui porte un grand manteau noir et une écharpe rouge nouée autour du cou. Et qui lui dit alors d’une voix rauque :
LE VIEIL ANTIQUAIRE. Vous désirez peut-être quelque chose ?
HENRY sursaute et bégaye. Ouh ! bon-bonjour, euh, non, enfin, oui, je re-re-regardais...
LE VIEIL ANTIQUAIRE. Calmez-vous, monsieur, voyons.
Que cherchez-vous ?
HENRY. Oui, bon-bonjour, euh, à vrai dire, non, c’est la première fois que je viens ici, enfin, je, je ne sais pas...
LE VEIL ANTIQUAIRE. Mais que dites-vous là ? Pourquoi êtes-vous entré dans ma boutique ?
HENRY. Je ne comprends pas, j’ai senti que...
LE VIEIL ANTIQUAIRE. Laissez-moi deviner, quelque chose vous a attiré ici ?
HENRY. Oui ! Vous avez raison !
Mais je ne sais pas ce que c’est.
Henry balaie la pièce d’un regard vide.
Je ne comprends pas, je ne vois rien ici qui pourrait m’être utile.
LE VIEIL ANTIQUAIRE. Détrompez-vous, monsieur. Cette boutique est pleine de trésors. Mais bien sûr, si vous n’en voyez aucun qui vous intéresse, monsieur, je ne vous retiens pas.
Henry balaie la pièce d’un regard vide. Puis il regarde plus attentivement dans tous les coins. Il ne sait toujours pas ce qui a pu l’attirer dans cet endroit. Soudain, Henry fixe quelque chose de posé sur une petite table au coin de la pièce. L’objet n’était pas vraiment éclairé. Henry le pointe du doigt.
HENRY. Et ça, là, qu’est-ce que c’est ?
Le vieil antiquaire prend une bougie pour éclairer la petite table. Une ligne de quatre bonsaïs se fait voir. Henry reste bouche bée.
LE VIEIL ANTIQUAIRE. Ah ça, monsieur, ce sont des bonsaïs, regardez.
Lequel voudriez-vous ?
Henry indique celui du milieu. Il brille un peu plus que les autres. Ces feuilles sont d’un vert intact.
LE VIEIL ANTIQUAIRE. Mais celui-là est... prenez-en un autre, il n’est pas à vendre.
HENRY. Pourquoi pas à vendre ?
LE VIEIL ANTIQUAIRE. Je m’en occupe personnellement, chaque jour. Il a beaucoup de valeur. Comme vous pouvez le voir, c’est une antiquité, une histoire, un bijou de la nature. Ce bonsaï, monsieur, nécessite un entretien quotidien sous peine de...
Et là ! Le vieil antiquaire n’a pas le temps de finir sa phrase. Soudain un violent orage éclate, le vent s’engouffre par une fenêtre qui claque et éteint les bougies. Henry pousse un cri de peur. Puis une lueur apparaît dans le noir. C’est le vieil antiquaire, une petite lumière dans la main.
LE VIEIL ANTIQUAIRE. Calmez-vous, monsieur, voyons. Ecoutez-moi, je vois que vous êtes vraiment attiré par ce bonsaï, et je suis d’accord pour vous le vendre. Mais à une condition : que vous en fassiez bon usage.
L’orage s’est calmé aussi vite qu’il était venu. L’antiquaire prend le bonsaï dans ses mains et l’apporte à son comptoir. Henry ne le lâche pas du regard. On pourrait apercevoir des étincelles dans ses yeux tellement ils brillent.
HENRY. Oui, oui, oui, c’est exactement ce que je cherchais !
LE VIEIL ANTIQUAIRE. Je vous comprends, monsieur, c’est un bonsaï magnifique. Mais faites attention à une chose. N’oubliez pas de tailler ses branches chaque jour, pour qu’elles ne grandissent pas trop, d’accord ?
HENRY. Oui, oui, je n’oublierai pas, vous pouvez me faire confiance.
Votre prix sera le mien.
LE VIEIL ANTIQUAIRE. Alors... marché conclu, monsieur.
Henry sort son portefeuille et paye le vieil antiquaire, qui le regarde partir du coin de l’oeil, un sourire malin du côté de la bouche, avant de rallumer les bougies l’une après l’autre.