Bruno Allain | Atelier d’écriture à distance

L’assignation à demeurer chez soi ne signifie pas rester muet. Nous recevons tous pléthore de messages du genre "Moi et mon confinement", journal de bord depuis un radeau perso, poèmes de circonstance à la gloire des combattants du virus, blagues sur nos comportements, tutoriels tous azimuts afin de mieux gérer l’enfermement... etc. Je comprends ce désir qui toutefois me met mal à l’aise. Pourquoi ? Je ne sais pas. J’ai l’impression que les messages possèdent une intention nombriliste qui distrait et brouille le discours. Sans doute vous vous dites : et lui, que fait-il ? Je suis admiratif de quelqu’un comme la philosophe Corine Pelluchon qui parvient à prendre le recul nécessaire et dont l’interview ici me paraît exemplaire.
Le Centre Recherche Théâtre Handicap, lieu de ma résidence, est fermé. Je ne peux assurer "en live" les ateliers d’écriture. Nous avons décidé de les proposer à distance. Chaque lundi, je donnerai un ou deux extraits à lire et une nouvelle consigne que vous trouverez ici. Le public du CRTH étant pour certains en situation de handicap, et possiblement avec un besoin d’aide à la lecture, voire à l’écriture, les Souffleurs d’image, service de bénévoles, sont disponibles pour un accompagnement par téléphone. Pour ma part, je ferai un retour à chacun dans la mesure de mes moyens.


Ci-dessous quelques textes issus du premier atelier d’écriture à distance. Dix écrits m’ont été envoyés. Il y en a déjà le double pour la session suivante... Il s’agissait de se ressouvenir de l’observation minutieuse d’un objet ou d’un phénomène et d’en retirer une réflexion, ou plus simplement une pérégrination de pensée. Voici trois textes parmi l’ensemble. Je joins un dessin de la série que j’entreprends depuis quelques jours. Il s’agit toujours de couples Avant C. / Pendant C., avec C. pour... confinement bien sûr... Celui-ci est un clin d’œil à Jesse Lyon.
Bruno Allain.

Jean-Michel Baudouin

Il fait beau. Je suis en vacances. À bord de ma 2CV Citroën bleu canard capote roulée, je musarde entre Bourg-en-Bresse et Vesoul. La lumière du soleil se diffracte à travers les arbres. Je cligne des yeux. Une clairière invite à la pause. Le silence s’impose, peuplé de chants d’oiseaux. Allongé sur un tronc, je contemple le ciel, où flottent quelques nuages. Je crois d’abord à une guêpe, un bourdon, mes muscles se rétractent malgré eux. Mais non. Le son vient de plus loin. Un avion. Un biplan, réplique des Farman de la première guerre mondiale. Jaune paille, les ailes frappées de cocardes tricolores. Haut dans le ciel, le pilote s’exerce à des figures d’acrobatie. Il commence par des tonneaux. Isolés d’abord, puis enchaînés. Deux de suite, trois de suite. Tonneau à droite, tonneau à gauche. Alternés. Il exécute ensuite de longs passages sur le dos. Je suis là, confortable, ma tête repose sur mes mains croisées derrière la nuque. Je regarde intensément l’oiseau mécanique. Il semble léger, primesautier, comme mû par la joie que procure cette journée d’été. Chaque acrobatie nouvelle est annoncée par un vrombissement du moteur. Le pilote met les gaz à fond, tel un athlète qui bande ses muscles pour réussir l’exploit. Chaque fois, j’essaie de prévoir la trajectoire de l’avion, chaque fois il me surprend. Nouvelle poussée des gaz. L’avion grimpe, grimpe, passe sur le dos, redescend. Un looping. J’ai le cœur qui bat, comme si j’étais passager du coucou, comme si j’étais aux commandes. En proie à l’ivresse de l’adrénaline. Soumis au voile noir, au voile rouge, à la sur-pesanteur. Nouveau rugissement du moteur. L’avion grimpe, grimpe, à la verticale, semble vouloir rejoindre le soleil. Je pense à Icare, à la griserie qui fait perdre toute prudence. Je ferme les yeux. Aussitôt, le bruit du moteur cesse. Je rouvre les yeux. Le sang reflue de mon visage. L’avion tombe. Pas comme une pierre. Il virevolte, queue par-dessus tête, à droite, à gauche. La feuille morte. Je respire, ce n’est pas une panne, c’est aussi une figure d’acrobatie : « La feuille morte ». La plus spectaculaire, la plus difficile, celle où le pilote lâche toutes les commandes. Celle où, le temps de quelques secondes d’éternité, il s’absente.

Dans le silence, je me sens proche, plus proche encore de l’aviateur. Il n’est plus question de courage, mais de maîtrise. Ne pas se laisser dominer par l’entre-deux dans lequel on flotte. Ne pas se laisser envahir par la sensation de liberté. Ne pas se laisser imprégner par le paysage, violente alternance entre la flamme du soleil et la marquèterie des champs. Ne pas se laisser tenter par le fatalisme. Nos vies pourraient s’arrêter là, au terme de la chute, parce que, nonchalant, on renonce à peser sur le destin. Je songe que le pilote a peut-être décidé d’en finir. Que moi aussi, par conséquent, je vais mourir. Je n’ai pas peur. Je me dis qu’il faut bien un scénario dans ce genre, pour mourir jeune. Ou bien, il est seulement en train de tester les limites, comme le plongeur du Grand Bleu. Jusqu’où aller sans dépasser le point de non-retour ?

Je songe que je n’arriverai donc pas à destination. Adieu les burgs de la vallée du Rhin, perchés sur les éperons dominant la plaine, adieu le fleuve paisible, adieu la Lorelei et ses longs cheveux blonds, adieu le chant fascinant dans lequel j’aurais eu plaisir à me perdre. Dans quelques instants, corps et âme fracassés j’explose et je retourne à la soupe de l’univers, sauf si. Sauf si. J’ai la volonté de.

Le pilote remet les gaz. Le hurlement du moteur déchire le silence. L’avion culbute, se cabre, tressaute. Puis, au prix d’embardées démentes, retrouve peu à peu une ligne de vol. Il reprend son souffle. Il s’éloigne. Son bourdonnement s’efface. Je n’ai pas bougé. Même pas tressailli. Je sens le sang couler à nouveau dans mes veines. Le soleil chauffe ma peau. Une guêpe se pose sur mon bras. Mes muscles ne se rétractent pas. Je ne la chasse pas.

D’elle-même, elle repart vivre sa vie parmi le grand mystère.


Christine Le Thenaff

De la fenêtre de son dixième étage parisien, elle contemple la vie tranquille tentant de calmer le flux de ses pensées. La vue du dehors l’apaise, son rythme cardiaque ralentit.

Il est 6h30, il fait beau, l’horizon est étale. Les terrasses des étages inférieurs sont endormies. Elle se dirige vers la cuisine et se confectionne un tchaï. Elle aime le thé, le lait et les épices. Elle a appris à se le préparer.

Puis revient à la fenêtre, regarde le soleil rose se lever au-dessus des immeubles. Elle pose sa tasse, imite les gestes des chamans. Elle a regardé un reportage sur eux à la télévision. Elle tend les bras à l’horizontale devant elle vers le soleil rose et les ramène scannant son corps de haut en bas en essayant de croire qu’elle nourrit ses organes de l’énergie solaire. Ses tensions dans le dos dues à une mauvaise nuit s’atténuent. Si quelqu’un l’observe, il doit la prendre pour une sorcière. L’idée lui plaît.

Dans l’appartement silencieux, elle déguste sa boisson chaude au fort goût de cardamome, elle guette maintenant l’arrivée du chat qui, tous les matins de beau temps, prend possession des terrasses et la distrait de ses pensées. Elle lui envie son sens de la contemplation.

Alors qu’elle a quitté le monde de l’entreprise, arrivera-t-elle à reprendre les rênes de sa vie ? « Il faut structurer ses journées » affirment les psychologues de tous poils dans les médias. La discipline n’est pas son fort.

Elle choisit de ne pas répondre aux sollicitations extérieures et de se laisser vivre. Tiens, une femme s’installe pour lire à une terrasse. Un enfant avance très vite avec sa trottinette. Une femme avec son caddie. Un homme promène son chien…

Laisser émerger ce qui est enfoui à la surface.


Jesse Lyon

C’est la première fois de ma vie que je vois un ciel bleu, juste bleu, sans aucune trace du chemin le plus court entre un point A et un point B. Un ciel vide. Il n’y a même pas d’oiseau on les a tous butés. Un ciel vraiment juste bleu. La première fois de ma vie qu’il n’y a pas d’homme au-dessus de ma tête.
Du coup je m’allonge dans l’herbe et j’imagine un avion qui passe, j’imagine l’hôtesse de l’air qui pousse son chariot entre les sièges. Elle réveille ceux qui dorment, ils baissent leur tablette et mettent leur film sur pause. Une femme sort des toilettes. Elle rentre le ventre pour passer entre l’hôtesse et son chariot. Il fait froid, un bébé pleure, heureusement ils distribuent des couvertures. Les gens sont un peu anxieux et pressés d’arriver. Moi allongé dans l’herbe je les vois et eux ne savent même pas quel pays ils survolent.
Voilà ce que j’ai vu dans ce nouveau ciel bleu. J’y ai vu le ciel que je connais. J’imagine que ça veut dire que lorsqu’on va sortir on va tout reprendre comme avant, recommencer ce que l’on faisait. Comme quoi on n’apprend rien, on reproduit, c’est tout. Pendant un mois on va écouter les oiseaux qui disparaissent et observer les insectes qui ne s’écrasent même plus sur nos pare-brises. Ensuite on va simplement reprendre comme avant. C’est bien, on aura pris le temps de regarder une dernière fois ce qu’on va détruire. De toute façon, comment faire quand tout ce que j’arrive à voir dans ce ciel vide c’est ce que j’y ai déjà vu ?


Lire les autres séances de l’atelier à distance :

— sur un geste effectué en raison du confinement, une action que l’on ne fait pas en temps normal ;

— chacun part de son quotidien puis dérape vers la fiction, voire le fantastique

14 avril 2020
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