Changer le regard

Sylvie Camet est en résidence à Faire-Liens (Paris 15).


Quelle place la notion d’identité a-t-elle dans votre travail ? Comment l’abordez-vous d’un point de vue littéraire ? Sous quelles formes ?

La littérature comparée ayant commandé l’essentiel de mon travail universitaire, l’interrogation qui lui est inhérente, soit la confrontation entre les cultures, m’a fait me heurter à la notion d’identité. Littérairement, les choses ont pris une autre forme évidemment, moins directement analytique. Cependant, dans un roman comme Le nez dans le ruisseau, j’aborde cette idée que la survenue de Jean-Jacques Rousseau dans notre XXIe siècle oblige à regarder différemment nos engagements, à en relativiser les modes. Ma préoccupation est bien celle du changement de regard, celui qui nous contraint à ne pas considérer nos pratiques comme des absolus mais comme des conditionnements. Le travail entrepris en résidence, concernant une sorte de Qui suis-je ? n’a pas la moindre finalité égocentrique, mais, au contraire, l’ambition de montrer comment nombre de nos comportements nous échappent, nous dérangent même et cette perturbation est salutaire puisqu’elle nous oblige à dédaigner l’idée d’un moi puissamment homogène et donc souverain.

Pensez-vous que la question du Je et de l’Autre est particulièrement vive pour notre époque ?

La question du Je et de l’Autre prend dans la société contemporaine un retentissement inattendu et selon moi délétère. La construction de l’altérité, que l’on a connue historiquement sous la forme du barbare ou du colonisé, moyen commode de différenciation autorisant tous les assujettissements, est revenue sous des dehors insoupçonnés. Par la revendication de son être, de sa tradition, de son appartenance, le groupe qui se forge le fait dans un sens revendicatif compréhensible : la lutte contre l’invisibilité. Ainsi, l’intersectionnalité repose-t-elle sur des bases politiques claires, la discrimination qui a sévi et empêché la reconnaissance d’une minorité (qui pouvait être numériquement une majorité). Cependant, la plupart de ces critères, s’ils conduisent à repenser les forces en présence, induisent la reproduction d’un enfermement : dans un genre, dans une église, dans une ethnie… contribuant à multiplier des références attisant les différences et les hostilités. L’identité, au lieu d’excéder ses contours, d’indiquer sa vanité, s’entend comme la protection farouche de nombreux traits dont on gagnerait beaucoup à faire l’économie.

Que vous permet la résidence pour poursuivre votre projet d’écriture ? Quelles rencontres, réflexions, approfondissements ?

La résidence a comme principal atout de contredire la posture inhérente à l’écriture, à savoir la solitude. Tandis que ce type de concentration suppose le retrait, les ateliers appellent la rencontre. Le tiers-lieu qui m’héberge a d’ailleurs comme vocation de faire se côtoyer les personnes, tant à l’organisation qu’à l’écoute, si bien que chaque visite à Faire Liens recèle une surprise. Plutôt prisonnière d’un milieu de gens semblables, si ce n’est pareils, les limites ont bougé, permettant un dialogue nouveau. La conséquence n’en est pas un approfondissement, au sens d’une réflexion théorique commune, mais la fréquentation d’ambitions, de projets, d’implications jusqu’alors inexplorés.

Comment se passent les ateliers d’écriture à ce sujet ? Que signifient « les héroïsmes du quotidien » ?

En adressant l’atelier d’écriture à des membres de la Caisse d’Allocations familiales [1], l’intention était de donner la parole à des participants, participantes, dont l’expérience sociale pouvait être relativement rude. L’idée était que la question de l’estime de soi pouvait avoir été suffisamment malmenée pour conduire à des formes de dépréciation, de dépression interférant dans les relations banales avec autrui. Le thème adopté des Héroïsmes du quotidien avait ainsi pour intention de mettre en évidence les actes simples et modestes dont les unes et les autres sont capables, actes qui restent oubliés ou dévalués. Les séances ont visé à raconter, à titre autobiographique ou fictionnel, ces petits faits méritoires : une réponse audacieuse, une résistance à un ordre inique, un partage, une générosité, une démonstration de courage… chaque récit ayant pour vocation une réconciliation. Loin de l’héroïsme clinquant, guerrier, démonstratif, il s’est agi de mettre en valeur ce qui précisément en nous est susceptible d’attention et d’encouragement.

T T+

[1Faire-Liens est un tiers-lieu qui a été créé par la Caisse d’allocations familiales et qui a pour vocation d’accueillir, notamment, les allocataires de cette caisse.