Histoires (jour 1)
Montfermeil, avenue Gabriel Péri, je vais chercher les clefs. J’ai beaucoup marché (valises). Le chauffeur de bus est de Tizi Ouzou, ils étaient neuf enfants, chacun est devenu quelqu’un, il a fait du commerce, il préfère le bus, il tapote affectueusement le volant, celui-là il l’a acheté, son père en Kabylie respire l’air pur et mange bio, à quatre-vingt-seize ans il est plus en forme que nous deux. Je ne lui donne pas tort. Sa mère est italienne, je ne dis pas qu’il y a, dans mon histoire, un peu d’Algérie avec de l’Italie, il me conseille de rester ici et de mettre mon sac devant lui, ça ne le gêne pas et moi, ça va me soulager. Je ne lui donne pas tort. Ce sont des jeunes qui m’ont indiqué (dans le train pris à la gare de l’Est), ce bus, il n’est pas répertorié dans l’application téléchargée sur mon téléphone, les jeunes étaient sympas, ils faisaient leurs études dans telle ville (dont je n’ai pas retenu le nom), commerce et gestion, travaillaient dans un Mac Do, place d’Italie, beaucoup de monde, beaucoup de stress. Ils m’ont dit une bonne chose que je n’ai peut-être pas respectée (pas assez, ou pas encore) : ce qui compte, c’est de rester attentif.
Le lendemain matin à Montfermeil, attente à l’arrêt de bus, je cherche une épicerie, le Proxy n’est pas ouvert. La dame qui attend en même temps que moi dit qu’ici on a de moins en moins de bus, de moins en moins de tout. Je dis que je vais marcher, elle rit, il y a une pente. En réalité je n’ai pas eu la pente, je suis allée en sens opposé, vers Clichy-sous-bois - et j’ai vu, au carrefour, alors que je tournais à droite, vers Clichy, donc, la plaque Gagny (à ma gauche), je n’ai rien compris car depuis hier je croyais Gagny de l’autre côté ; je comprendrai la géographie plus tard. Quoi qu’il en soit, j’ai oublié de chercher une épicerie.
Plus tard, marcher au hasard, réalisant que je n’avais pris avec moi aucun stylo ni le bon cahier, celui où j’avais noté mes propositions. Des textes et images vivantes (prises sur le vif), j’en avais sélectionné quelques-uns, quelques-unes, j’avais oublié mes notes, leur contenu. Faisant l’effort du souvenir, dans la forêt de Bondy : les livres des trois jeunes qui sont partis de chez eux pour toujours (ou comme pour toujours), pas seulement par goût de l’aventure (quoiqu’ils s’appellent les aventuriers). Nos aventuriers vont toucher la mort de plus près qu’ils ne croyaient, ou la mort leur est tombée dessus (dessus directement, si bien qu’ils n’ont plus rien à en penser), ou elle est tombée sur la tête d’un frère, ils restent éperdus. Sidérés. Ils se pensaient invincibles. Stephen Ngatcheu a publié chez Dacres, dans la collection Ces récits qui viennent son texte Chez moi ou presque. Le point fort, je dirais, c’est le naufrage. Le deuxième texte sera publié aussi, même éditeur, même collection : foot et trafic d’adolescent à Marseille, sous prétexte d’engagement dans un célèbre club de foot, et puis débrouille-toi. Dans un troisième récit, la vie en forêt (autour de Ceuta) aux bords et abords de l’Europe, est celle d’un autre siècle, d’autres enfants. J’avais donc l’aventure. L’aventure mortelle.
Racontez moi une histoire. Histoire contre histoire. Si on se préparait des histoires ? Ce serait presque, d’une fois à l’autre, une enquête. A la recherche d’histoires, à la recherche de suites pour nos histoires. Je voulais raconter, c’est vrai, peut-être je voulais plus encore qu’on me raconte. Je dirais : racontez-moi quelque chose de vraiment important, de vraiment vraiment détaillé. On a tout le temps. Je dirais à mon tour : l’important c’est l’attention, l’histoire dans ses replis. Je pariais là dessus, sur les histoires et l’attention.
Non loin, les vidéos du feu qui s’abat sur la Moria, sur l’île grecque. L’exode de 12 000 personnes, environ. Le choc que ça a été, quelques jours plus tard, après l’incendie, de rentrer dans le nouveau camp (Kara Tepe). Alors on pouvait craquer. Les images filmées étaient maladroites, elle avaient été prises en courant, sur le fait, fuyant le feu.
Je me souvenais ainsi de mes intentions, assise non plus sur un banc mais sur une branche tombée, à côté d’un écureuil, repéré au froissement qu’il faisait, c’est dire que le reste était silencieux) : raconter les aventuriers, et des histoires à échanger. Comme il était question d’hospitalité : l’histoire des paysans lyciens, chez Ovide, refusant l’hospitalité et transformés en grenouilles ? Grenouilles sans eau, pourrait-on dire, tout allait si vite, tout allait si vite. Claire, la veille : le premier été où sur le plateau de Millevaches l’eau leur a été coupée, de telle heure à telle heure.
Rhésos, héros sur son cheval blanc, arrive comme un éclair, tombe aussitôt, et puis Memnon, le petit d’Ethiopie, le fils de l’aurore, combat Achille en fureur, tombe aussitôt, sa mère le relève. Je ne sais pas pourquoi je voulais à tout prix que des gamins se coltinent ces trucs de guerre, de fin du monde. Je me demandais si c’était une bonne idée. Je me demandais aussi ce que notre goût pour les histoires fabriquait, pouvait fabriquer, dans cette ambiance de fin du monde.
J’allais dire qu’après il y a eu le long retour au soleil, deux trottoirs envahis, sans ombre, sous ce plomb de septembre, fin septembre, je parlais au téléphone à S (qui avait trouvé une solution à un immense problème). J’allais dire qu’après la marche dans le soleil, accablée, le long de la route, le long des petites maisons de Montfermeil, dont certaine étaient des manoirs, des sortes d’écrins incroyables, avec des portes de garage chantournées, blanches, tellement soignées, je décidais, dans le soleil, que je n’irais pas à la fontaine Jean Valjean, pas tout de suite, j’avais trop chaud, je m’arrêterais dans la petite alimentation, Proxy, alimentation de rose vêtue, fermée le matin. Il n’y avait plus rien sur les étagères, rien : que du produit vaisselle et du papier toilette.
Avant les trottoirs soleil soleil, il y a eu la forêt, c’est la forêt qui touche Montfermeil, Clichy-sous-bois et Bondy. J’ai longé l’allée de Dhuis, enregistrant les geais, corbeaux, le vol des pies et le vent dans les feuilles de chêne, je n’ai pas grimpé à la cabane, rien d’une palombière, j’étais sûre qu’il y avait un étang mais je ne l’ai pas trouvé. La lumière écrasait tout, le chemin devant les pas s’allongeait, toujours quelque chose, devant, devant, allait venir. Au lieu d’une histoire, des silhouettes, ce qui parfois est un bien bon début. Mes deux silhouettes préférées, aujourd’hui, celle du monsieur sur le vélo, plus blanc dans le blanc de la lumière au fur et à mesure qu’il s’éloignait et celle des trois personnages qui n’avaient pas emprunté le chemin balisé mais passaient d’arbre en arbre, transversalement, on aurait dit des pointillés. L’écureuil fouinait, et il y avait ce bruit, c’est dire le silence, entre Clichy-sous-bois et Montfermeil, le bruit frisé des douces feuilles qui malgré la chaleur, en ce premier jour d’automne, chutaient sur le sol poussiéreux.