Histoires (jour 3)

Le temps passé, cette semaine, à chercher des renseignements sur une patera, partie d’Alger, jamais arrivée aux Baléares, à moins que, à moins que - les questions sont celles-ci : dans cette mer d’Alboràn, les courants peuvent-ils être si forts qu’ils t’emmènent, si tu te trompes dans les coordonnées GPS, dans le goulot d’étranglement qui t’avale vers l’océan à la bouche immense ? Dans les journaux espagnols, retrouver une information mystérieuse : des navires porteurs, qu’on dit nourriciers (il n’y a pas d’image), buque nodriza, qui tireraient, sans qu’ils se fatiguent un brin, les harragas, brûleurs de frontière, de papiers et de vie d’avant, sur la mer, tout droit, aux Baléares, ou direct à Alicante. La preuve, demande la presse espagnole ? La preuve, c’est que les jeunes gens sont extraordinairement debout, secs, énergiques, pleins de vitalité, que cette vitalité est hors du commun. D’ailleurs certains échappent aux policiers quand ils accostent. Ils courent, courent encore. Nul besoin de bateau nourricier, ou porteur, pour expliquer la vitalité. Ils ont dix-neuf ans, la vie à attraper, ils viennent de gagner l’autre bord, l’autre rive. Ils exultent. Que le monde entier (et la croix rouge, et la guardia, et le CEAR) leur courent derrière. J’ai lu quelque part que cinquante avaient échappé. Cinquante sur deux cents. Les autres ont été transférés, après quarantaine, dans un centre d’internement pour étrangers, à Barcelone. Qui ré-ouvre pour l’occasion. En vertu des accords entre l’Algérie et l’Espagne, ils seront, à moins que les frontières restent fermées encore, pour cause de covid, expulsés. L’immense vitalité expulsée. Je ne dis rien ici de la bêtise politique, géopolitique, de l’aberration du monde dans lequel on vit et ne se déplace pas (plus, jamais, personne, ou n’importe comment). Mais quelque chose de l’immense vitalité de celui qui a franchi la mer (quelques dizaines de kilomètres) interdite, cette mer du haschisch, dit-on (si patrouillée, contrôlée), de celui qui est arrêté, en course, puis enfermé à Barcelone. Finalement l’espoir de celui-là est le covid, le temps et le covid jouent pour celui-là.

Que devient l’immense vitalité quand elle est ainsi, aussi violemment, réprimée ?

Le temps passé, la même semaine, à tenter de proposer une définition de ce que je fais ici, à Clichy-sous-bois - de ce que je fais en général, d’ailleurs. Question ouverte. A contacter les structures, associations, à obtenir des rendez-vous, à imaginer mes journées au lycée et à me présenter.

« Je fais une enquête. Mon enquête est géographique, elle vise un territoire vaste, mais précis. J’ai commencé cette enquête à une frontière, celle qui sépare l’Espagne et la France, c’est-à-dire une frontière à l’intérieur de l’espace européen. Je suis partie de cette frontière pour me déplacer vers d’autres, extérieures. La géographie visée par mon enquête peut se dessiner ainsi : une sorte de ballon ovale, dans lequel on trouve, en bas à gauche, l’océan Atlantique et les îles Canaries, on continue vers l’est, le Sahara occidental, on va toujours vers l’est, l’Algérie, on remonte, la Tunisie, on plonge dans la Méditerranée, coloriant d’un coup la mer d’Alboràn, la Tyrrhénienne, l’Egée, on prend un peu de la Turquie, les îles, Lesbos, Samos, Athènes et la Croatie, l’Italie dedans, on remonte, longeant les Alpes, on prend la France, la Manche, et retour, Espagne et Portugal. J’ai rencontré, dans ce grand ballon, dont je choisis le tracé, de nombreuses personnes en quête et de passage, en quête de passage. Elles franchissaient, prenant de très grands risques, les espaces interdits, traversaient les déserts, les mers, les barbelés, tentaient les villes, trouvaient périphériques, camps et prisons. Je vous ai parlé des bords mais je vous l’ai dit : je suis partie d’une frontière intérieure. C’est donc à l’intérieur, aussi, que je mènerai l’enquête - dans des villes de hasard, de compagnie et de choix (ici), auprès des personnes qui ont fait ces longues routes, pour des raisons aussi diverses et précises que le sont les chemins empruntés.
Les personnes que je rencontre ne sont jamais sûres d’arriver, jamais sûres non plus d’être arrivées. Il faut dire qu’on fait tout pour qu’elles n’arrivent pas, puis pour qu’elles n’y arrivent pas. On pense qu’un territoire (quel qu’il soit, ici l’espace européen) ne peut pas accueillir toutes les personnes qui veulent se déplacer. Mais qui se déplace ? Et pourquoi ? Est-ce que tout le monde veut aller vraiment au même endroit ? Y rester ? Pour toujours ? Et puis : qui veut venir chez moi ? Chez moi ? Pourquoi ? Jusqu’à quand ? Et moi, est-ce que je veux rester chez moi ? Est-ce que je le peux, pourrai ? Chez moi, d’ailleurs, ça se définit comment ? »

9 octobre 2020
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