Jour 10 : Excentricité

Te voilàprovinciale, comme l’on dit non sans condescendance, une provinciale assignée en Finis Terrae, et qui se demande, après des années d’adresses au centre du centre de la capitale, ce qu’elle doit penser de cette excentricité. Le fait s’interroge de deux façons. Finis signifie-t-il fin ? c’est-à-dire relégation en une périphérie où plus rien ne se passe que le jour qui passe ? Ou Terrae appelle-t-elle le terreau, la glèbe et l’humus, le territoire où s’enfoncent les pas et se fraient au profond les racines ?
Il n’y a que deux façons de comprendre la provinciale : par le point ou par la virgule.
Si tu es parfaitement honnête avec toi-même tu déduiras de décennies au mitan de la cité qu’elles ne t’ont rien porté, tu n’as fait qu’être là, près, au cÅ“ur battant, mais tu n’es pas devenue capitale. À lui trancher la tête, caput, capitis, retomberais-tu, les pieds sur terre… in fine… ?
T’écrirais-tu en capitales ?

Federico Infante, 2016

M. Forbin était l’exemple le plus frappant du crétinisme auquel la province réduit les gens d’imagination. Il avait été poète dans sa jeunesse, et même avec quelque succès. À vingt-cinq ans, il avait épousé, avec sa femme, une maison de commerce dont il lui avait fallu prendre la direction. Il avait alors sacrifié la muse sans hésitation, mais non sans regrets. On lui avait fait d’ailleurs tant de honte de sa manie poétique que, non seulement il n’eà»t plus osé s’y livrer, mais qu’il en était demeuré dans un état de confusion qui n’avait pas peu contribué àdonner àsa femme un empire absolu dans leur ménage. Auprès de Félicien, il sentait se réveiller la lyre si longtemps muette qui avait vibré autrefois dans son cerveau. Malheureusement toutes les idées poétiques qu’il exprimait étaient vieillies, flétries, diminuées, racornies comme la candeur d’une vierge qui a atteint ses quarante-cinq printemps. 
Outre le peu d’agrément qu’il trouvait dans la conversation de ce pauvre homme, Félicien craignait de lui attirer des algarades ; car, lorsque madame Forbin s’apercevait qu’ils étaient ensemble, elle ne cessait de poursuivre son mari d’un regard irrité. Dès qu’elle en trouvait l’occasion, elle s’empressait de les interrompre en s’écriant : — Charles, va donc faire le whist : il manque un quatrième.

Amélie Bosquet, Une femme bien élevée, 1867

1er février 2024
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