Laurence Tardieu et la musique des mots
Samedi 26 mars, Laurence Tardieu est venue à la librairie Maruani à l’invitation de Cécile Balavoine pour parler de la « petite musique » de ses romans et en particulier de son dernier livre, D’une aube à l’autre.
« Enfant, je nourrissais un grand amour pour la musique, je jouais du piano, j’admirais les compositeurs anciens, mais j’ai rapidement compris que je ne serais jamais capable de créer moi-même de la musique. Alors je me suis dit : Je vais essayer de faire de la musique avec l’écriture, mais je n’en ai parlé à personne, et pendant très longtemps. C’est donc cette quête musicale qui a été au commencement de mon chemin d’écriture. Si je ne parle pas beaucoup de musique dans mes livres, j’écris toujours à l’oreille. L’oreille est mon premier repère. Quand on écrit, on est seul, on s’enfonce, on tâtonne, parfois cela ne fonctionne pas. D’autant que j’ai une manière un peu particulière d’écrire : je ne sais jamais où je vais. Que je travaille une matière fictionnelle ou autobiographique, je ne sais pas comment je vais entrer à l’intérieur, l’explorer, je ne sais jamais où m’emmène l’écriture. Une première phrase arrive, qui vient du corps, et quelque chose s’écrit. C’est en écoutant cette phrase, à l’oreille, c’est par son impulsion, sa tonalité, sa vibration, que s’ouvre le champ d’une deuxième phrase qui elle-même en amène une troisième…
Dans les premières semaines d’écriture, je ne sais jamais précisément ce que je suis en train d’écrire. C’est très inconfortable, mais c’est quelque chose que j’adore, parce que je constate que l’écriture provoque l’écriture, qu’elle permet un mouvement, l’exploration de territoires que je n’aurais pas pu imaginer consciemment. Et si ce que j’écris m’érafle l’oreille, c’est qu’il y a quelque chose à retravailler, c’est que le sens n’est pas assez poussé. Je trouve cela fascinant : la forme dilate le sens. C’est une histoire de mots et de silences, de ponctuation, de rythmique – tout ce qui parle au-delà des mots d’une phrase. Évidemment, chaque livre a sa propre musique, sa propre tonalité, sachant que cette tonalité évolue aussi à différents moments d’un même livre. Et c’est le cas dans D’une aube à l’autre.
Lorsque mon petit garçon est tombé gravement malade, juste au début du confinement, et qu’il a dû être hospitalisé à Robert-Debré, tout était cadenassé. La frontière entre le dehors et le dedans est devenue étanche. Tous les sons sont différents dans un service d’hématologie pédiatrique. On se retrouve projeté dans un monde qui ne ressemble à rien de ce que l’on connaissait avant. D’abord, le fonctionnement d’un hôpital est très particulier, tout y est très intense : la texture des objets, des regards entre nous et les soignants, la texture du temps, tout est différent. Certaines journées sont extrêmement lentes, et tout à coup tout s’accélère. Alors, la seule manière de survivre, dans ce combat contre la mort, dans cette traversée des enfers, a été de faire entrer la joie, de faire entrer la poésie dans le quotidien de l’hôpital, en inventant des histoires de loups et d’écureuils dans la forêt, en dansant dans la chambre, en se remémorant les endroits qu’on adore. À l’intérieur d’une petite chambre moche où tout était difficile, tout se dilatait pour devenir poétique, lumineux, vaste. Comme si tout s’ouvrait. Et c’est cela que j’ai essayé de restituer dans l’écriture, avec l’étrangeté du vocabulaire médical, de sa technicité. Mais cette étrangeté, ces instants dans les ténèbres peuvent devenir lumineux. Le but de l’écriture, ici, n’était pas de restituer la chronologie d’une maladie et des 158 jours d’hospitalisation, mais cette texture-là, celle de l’hôpital, tellement irracontable que justement, il fallait la raconter. Il m’a fallu travailler la forme, travailler la musique, restituer des choses extrêmement précises pour que les lecteurs comprennent de quoi cet univers était constitué, et en même temps, lui faire entendre cette joie, cette musique, ce temps dilaté. Cela m’a obligée à m’interroger sur la forme, la musicalité… Je me suis sentie plus libre que jamais d’utiliser la poésie, le vers libre, le fragment.
Sans doute parce que tout était si intense, les frontières entre le réel et le rêve, le monde des vivants et le monde des disparus étaient devenues totalement poreuses. Je sentais la présence de ma mère. Et je pensais tout le temps à Philippe Forest, car lui aussi est écrivain et lui aussi s’est retrouvé pendant des mois dans un service de cancérologie avec son enfant. Il y avait un dialogue d’âme à âme avec des gens qui n’étaient pas là, mais qui étaient terriblement présents.
Lorsque l’on se confronte à l’irracontable, on se demande par où commencer. Et c’est justement parce que cette expérience était irracontable qu’il m’est apparu évident qu’il fallait l’écrire. L’écriture, c’est exactement l’inverse de la parole : c’est parce que quelque chose est irracontable qu’il faut tenter de nommer, de trouver les mots. Le plus compliqué, pour ce livre, a été de trouver la porte d’entrée, la première phrase. Il m’a fallu énormément de temps pour la trouver car il fallait que j’écrive depuis cet endroit innommable de l’hôpital, non pas depuis un aujourd’hui, une fois sortie de l’hôpital et retournée un tant soit peu dans la normalité de la vie. Et cela a joué sur la rythmique, sur une manière de raconter l’étrangeté. Ce qui me passionne - et c’est pour cela que j’écris, ce n’est pas raconter mais essayer de restituer par le travail musical, par l’oreille, la rythmique, quelque chose qui m’appartient mais qui peut faire écho dans d’autres vies.
Restituer, dans l’écriture, ce combat contre la mort, c’était trouver une langue dénuée de tout pathos, une langue beaucoup plus asséchée que dans mes précédents livres. Il fallait rendre compte de l’acuité de chaque instant à l’hôpital, de l’incroyable précision des gestes médicaux. Et j’ai eu accès à quelque chose dans la texture de la langue que je n’avais pas auparavant. J’aimerais ne pas perdre cela. L’écriture, c’est un chemin, et il y a toujours quelque chose qui s’ouvre et que l’on comprend davantage au fur et à mesure que l’on avance. L’écriture est un vaste champ d’expérimentation. On ne va jamais au bout, et c’est cela qui est passionnant. Chaque livre permet d’explorer un peu plus, pas seulement des thématiques, mais aussi un travail formel.
Ce livre, une fois la première phrase trouvée, je l’ai écrit très vite. Cette composition en vers libres m’a permis, notamment à travers les silences, de restituer beaucoup mieux les sensations de l’hôpital, cette expérience extrêmement difficile, que si j’avais écrit dans un flot, dans une prose riche et descriptive. Une des grandes difficultés de l’écriture est de savoir où couper l’émotion. Avec très peu d’éléments, le lecteur ressent, attrape : il n’est pas nécessaire de dire et de redire, ni d’ajouter des adverbes et des adjectifs pour être sûr qu’il comprenne. Si l’on a choisi le mot le plus précis, le plus aigu, et que l’on est dans la bonne rythmique, cela suffit, et c’est beaucoup plus fort. Plus on rajoute, plus on ferme l’espace d’émotion du lecteur. Même quand on écrit sur des choses douloureuses, c’est le travail de la matière qui est jubilatoire, pour faire entendre ce que l’on veut transmettre. Si l’on va jusqu’au bout de l’émotion réellement ressentie, si l’on pleure soi-même, on empêche le lecteur de pleurer.
D’une aube à l’autre est un livre de guerre, le livre d’une expérience durant laquelle j’ai pu éprouver comme jamais mon envie de rester debout, de vivre. Ce n’était pas évident au départ. Les premiers jours, j’ai eu envie de me coucher par terre. Je me disais Je ne peux pas, je n’y arriverai pas. Mais en fait, on va chercher une force que l’on a en soi, qui vient d’avant, de l’histoire, du passé, des autres mères. Les livres permettent ce partage. Ils permettent de trouver de la force là même où d’autres l’ont trouvée ».