Le côté vertigineux de la traduction

Sophie Manceau est libraire à L’Arbre du voyageur (Paris 5), où Corinna Gepner était en résidence.


Pourquoi avoir choisi d’accueillir cette résidence ?

En 2020-2021, nous avons eu une première expérience d’accueil avec Sabine Macher, poète et traductrice. Elle a organisé une douzaine de rencontres avec d’autres poètes et, au-delà du lien d’amitié qui s’est noué entre nous, nous avons découvert et rencontré, grâce à elle, des auteur(e)s comme Liliane Giraudon, Suzanne Doppelt ou encore Jean-Charles Depaule. A nous libraires qui sommes toujours dans la course quotidienne, saturés de nouveautés, la résidence offre une respiration, du temps long et la possibilité d’instaurer un cycle de rendez-vous sans rapport avec l’actualité si dévorante. A la fin de la résidence de Sabine, une des libraires, Magali Giraud, a eu l’excellente idée de proposer de renouveler l’expérience avec Corinna Gepner. Corinna était cliente chez nous depuis des années et nous l’avions déjà invitée pour une de ses traductions et son livre Traduire ou perdre pied (La Contre Allée, 2019). Nous nous intéressons beaucoup à la traduction à l’Arbre du voyageur et nous avons déjà organisé de nombreuses rencontres autour de ce sujet depuis des années. Tout était raccord, en quelque sorte, et Corinna a accepté, d’autant qu’elle avait aussi ses propres projets d’écriture.

Voyez-vous des spécificités à une résidence sur la traduction ?

Quand on invite une traductrice ou un traducteur, on rencontre une personnalité mais aussi tout un monde, à travers les livres et les auteurs qui ont été traduits. C’est exponentiel en quelque sorte. Il y a aussi la diversité des langues dont nous avons évoqué la traduction tout au long de l’année : allemand, anglais, russe, japonais, italien, hébreu, turc... C’est extrêmement riche, il y a de la littérature mais aussi des essais passionnants comme Traduire Hitler d’Olivier Mannoni (Editions Héloïse d’Ormesson, 2022).


Quel était votre point de vue sur le travail de traduction et en a-t-il été modifié ? quels moments clés vous apparaissent-ils ?

Les rencontres antérieures à la résidence nous avaient bien dégrossis si je puis dire. Notre vision s’est plutôt approfondie : le côté subjectif et créatif de la traduction est désormais une évidence. Il apparaît aussi que la traduction n’est pas forcément un travail solitaire mais revêt souvent un caractère collectif : traduction à plusieurs, systèmes de collaboration, organisations interprofessionnelles. Les traducteurs réfléchissent beaucoup sur leur métier, à la fois en théoriciens et en praticiens. Ils sont souvent trop modestes et discrets et préfèrent parler d’artisanat plutôt que de création. Pourtant un certain nombre d’entre eux sont aussi des écrivains. Tous, en réalité, ont un rapport intime avec la création, avec la prise de risque.

Et qu’en est-il selon vous des regards du public (notamment avec le cycle de rencontres) ?

Je crois que le public a découvert le côté vertigineux de la traduction, le rapport à chaque fois personnel aux différentes langues, la subjectivité qui guide tous les traducteurs. Nous avons appris qu’on pouvait traduire en rêvant la nuit ou en marchant, que le point-virgule avait ses adeptes inconditionnels. Il y a eu aussi des moments très émouvants notamment quand nous avons reçu Luba Jurgenson dont la langue russe a presque été confisquée par l’attaque en Ukraine.

Envisagez-vous de renouveler l’expérience, ou de la prolonger ?

Nous ne refaisons pas de résidence pour le moment mais nous allons prolonger l’expérience. Corinna Gepner nous a proposé de continuer à animer des rencontres avec des traducteurs à partir de la rentrée prochaine et nous avons accepté avec joie.
Le programme est en cours d’élaboration.

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