Extension du territoire du poème

Poète, traductrice et éditrice, Bénédicte Vilgrain débute en 2023 une résidence à la librairie Texture (Paris 19). Depuis plus de vingt ans, elle mène un travail d’exploration quasi ethnographique de la langue tibétaine, dont elle rend compte à travers de petits textes et fragments de contes.
Elle revient sur une première résidence en 2016 qui a débouché sur une série de publications d’œuvres poétiques traduites, à travers le témoignage de Françoise de Laroque, l’une des traductrices du premier livre de la collection.


En 2016, la résidence que je menais à l’atelier d’éditions / impressions en lithographies Michael Woolworth, Paris 11e, s’est concrétisée dans une série de cahiers, que j’ai édités sous le « label » : Intraductions. En 2017 est paru le premier de la collection, Edwin Denby (Etats-Unis. 1903 – 1983) : « The Climate, suivi de The First Warm Days » / par douze traducteurs. Pendant le temps de la résidence, les traducteurs et moi avions communiqué, de près ou à distance. Mais chaque traducteur a laissé sa version mûrir « dans son coin » (ils avaient du temps, chose rare et d’autant plus précieuse que les deux sonnets proposés étaient d’une prosodie déroutante). Dans le cadre de la résidence, j’ai réuni plusieurs des traducteurs pour une lecture publique à l’atelier de Michael Woolworth. C’était en janvier 2017. Plus tard, en juin 2019, nous avons présenté avec la librairie Texture une série de quatre cahiers (quatre autres sont parus depuis). Les mêmes traducteur.rices étaient présent.e.s, d’autres aussi, qui n’avaient pu l’être en 2017. Voici comment Françoise de Laroque, très impliquée dans le processus, a introduit cette seconde lecture (Françoise de Laroque a travaillé à de nombreuses sessions de traductions en commun à l’abbaye de Royaumont dans les années 80 / 90) :

C’est un peu l’inverse des traductions collectives auxquelles j’ai participé, à Royaumont par ex. Ici nous sommes douze mais nous avons traduit séparément (à 2 pour certains) et le rassemblement est postérieur, n’intervenant que dans le cahier publié. Alors qu’à R. le débroussaillage se faisait en commun mais le résultat final était confié à une seule plume. Donc le poème était d’abord débattu, transporté puis fixé. Ici, c’est le résultat qui est pluriel, et comme les traductions sont juxtaposées, le poème est flottant. Aucune traduction n’élimine l’autre. Peut-être chaque pièce de l’ensemble revendique-t-elle le poème mais on pourrait dire que la revendication échoue, que le poème n’est nulle part et partout à la fois, et s’interroger sur le statut de l’original, certes donné en tête, mais qui, dans cette disposition ne domine plus que par la place première et la différence de la langue. Une sorte d’extension du territoire du poème. Un paysage constitué d’unités qui se ressemblent avec des « shifting tones » [sautes de tons] dont Ron Padgett (poète né en 1942, Etats-Unis) disait justement qu’elles caractérisaient les poèmes de Denby. Comme si les shifting tones intérieurs à l’écriture de Denby se trouvaient multipliés, magnifiés, accusés, parfois brusqués dans cette extension de l’intraduction. L’écriture de Denby effectivement ne vise pas le « poétique », ne brille pas par des métaphores, des images choc, ces shiftings sont plutôt comme de petites choses qui ne collent pas ensemble et qu’il nous présente, je crois, mi-sérieux, mi-amusé. Le mot « décalage » avec lequel on traduit souvent « shifting » me paraît un peu trop carré. Ces changements constants sont plus glissés, Denby était un danseur. Bien sûr détecter, suivre les mouvements, c’est le travail de tout traducteur de n’importe quel poète, mais ce travail on ne le voit pas d’ordinaire, et ici dans cette présentation justement vous pouvez l’observer. Nous n’allons pas le faire ici bien sûr. Contentons-nous de relever par ex., cette tension entre le haut et le bas, entre le ciel et nous qui fait surgir dans les traductions ascenseur et avion ou fait relever et mettre en relief par Pascal Poyet les prépositions, les up and down, les pronoms personnels. Le « je » chez Denby s’accompagne d’un « nous », d’une communauté. Tout cela dessinant avec plus de force la verticalité de la ville, New York, écrasante ou stimulante, qui est le sujet. Chaque pièce de l’ensemble a une forme différente malgré cette constante : les quatorze lignes du sonnet. Les rimes croisées des deux poèmes sont reprises ou non. La longueur des vers de Denby (décasyllabe anglais ? 10-11) inspire quelquefois aux traducteurs un jeu avec l’alexandrin. Il faudrait parler aussi de la façon dont Bénédicte a composé cet ensemble, a choisi de mettre en regard les traductions. Bref, un territoire à explorer, une galerie de portraits du poème, un diagramme des deux langues. Je crois que Bénédicte utilise le mot « prisme » qui me semble une « géométrie » plus exacte.
Finissons avec un aphorisme fantaisiste inspiré par l’expérience de Gabriel Gauthier qui a vécu un an avec « The climate » : plus on passe de temps avec un poème, plus on se détache du mot à mot, plus on ouvre l’espace aux fantômes.

Ici se termine l’intervention de Françoise de Laroque : je n’aurais pas mieux su introduire la nouvelle résidence que je projette de mener, avec le consentement de la Région, à la librairie Texture (75019) : « Les Traductions des autres » (2023 – 2024).

Bénédicte Vilgrain

T T+