Le soir de la grande fuite
Le mercredi 4 décembre 2019, je suis en fin de journée à la gare Montparnasse, demain débutera une grève interprofessionnelle d’une ampleur rarement atteinte, le motif – l’affaiblissement des régimes de retraites – s’il est l’élément déclencheur n’en est pas moins un prétexte. Les gens sont fatigués de l’arrogance du pouvoir, de la violence avec laquelle la contestation sociale est réprimée, de l’impression d’être abandonnés alors que l’économie et la finance, elles, se portent bien. Je ne sais pas quels seront les résultats de ce mouvement social, j’écris ces lignes dans le train qui me reconduit chez moi, à Nantes.
Aujourd’hui, je me suis rendu à Paris pour travailler à l’écriture d’un roman et signer ma convention de résidence à la région Île-de-France. Je vais travailler tout au long de cette année scolaire sur l’idée d’un monde habitable : un autre monde que le nôtre. Ce vieux fantasme de l’humanité qui - de l’Antiquité aux années 1950 - avait imaginé que les astres partout étaient favorables au développement de la vie. J’avais anticipé la grève générale de demain, j’ai pris un billet de train avant 19h, je sais d’expérience qu’à la SNCF les grèves se répercutent sur le trafic la veille au soir et le lendemain matin. J’ai un billet, quasiment aucun train ne circulera d’ici dimanche prochain, je veux retourner dans ma famille.
J’écris ces lignes parce que je suis saisi par l’ambiance qui règne à la gare : une foule très dense et étrangement calme. Çà et là, tout de même, quelques personnes gueulent, elles viennent de découvrir qu’elles ne pourront pas prendre le train, elles ne savaient pas qu’une grève allait éclater. J’observe une femme hurler au visage de deux agents de renseignements, elle les insulte copieusement, en rajoute sur les fonctionnaires, sur les privilèges. Elle additionne un peu de haine à la haine. Je me demande comment certaines personnes peuvent découvrir une chose partout annoncée et commentée depuis des semaines. Je me demande aussi si les employés en nombre très élevé ce soir sur les quais sont salariés de la SNCF ou simplement vacataires recrutés par une société en sous-traitance payés une misère pour servir de défouloir aux colères des voyageurs.
En dehors de cette scène, je suis frappé par le calme. Je regarde les visages, les attitudes, je suis un peu en avance, je marche entre les gens, je les écoute lorsqu’ils parlent entre eux. Je ne sais pas ce que cela fait d’attendre la venue d’un typhon, je n’ai jamais connu cette situation et pourtant c’est l’image qui me vient en tête. Tout au long de la journée, mes interlocuteurs ont évoqué la grève à venir avec un mélange de fascination, de crainte et d’espoir. Je vois des visages fatigués, je vois des visages tendus et je vois des visages paradoxalement calmes. Dans quel inextricable système s’est-on fourvoyé ? Nous avons construit une société qui génère du malheur. La douleur des gens se lit dans leurs gestes, dans leur espoir d’un train qui peut-être ne viendra pas, dans leur désir d’un retour chez eux. La douleur vient de cette grève que nombreux feront même si, dans un premier temps, elle accroitra le poids insupportable du quotidien. Des personnes parviennent à sourire. Mon train est annoncé, il roulera malgré le cyclone qui s’approche. Dans la voiture où je prends place, la même patiente souffrance ralentit les gestes. Des conversations spontanées naissent où s’exprime un mélange de pessimisme et d’espérance, on attend beaucoup du typhon, on veut sa venue bien que l’on craigne d’y perdre le peu qui nous reste.
J’écris ces lignes parce que je fais des allers-retours entre mon domicile et l’Observatoire de l’espace afin de travailler à ce roman ; je m’intéresse à toutes les convictions liées à l’existence de civilisations extraterrestres comme aux possibilités d’aller s’installer ailleurs dans l’espace. Si je devais décrire l’attente anxieuse de pionniers en partance pour une autre planète, les derniers moments sur terre au pied des fusées dont on ne sait pas si elles parviendront à décoller avant l’apocalypse, je pourrais me servir de ces scènes entraperçues à la gare : les écharpes, les manteaux lourds, les visages, les incessantes annonces, les sonneries sur les quais au départ consécutifs des derniers trains, les rires, les silences, les fatigues encore et toujours, les bagages, les yeux se détachant si peu des panneaux d’affichage, les conversations au téléphone où reviennent en boucle des phrases se résumant toutes à j’espère que l’on va partir, celles et ceux qui demeurent immobiles comme statufiés par l’épuisement, celles et ceux qui – comme moi – préfèrent marcher en rond, et la tension qui coud chacun d’entre nous au canevas de l’événement. Ce soir, il ne s’agit pas simplement de rentrer chez soi après une journée de travail, il s’agit de rentrer la tête dans les épaules en prévision de la tempête dont on a tant espéré la venue.
L’image accompagnant cet article est extraite de Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol (1997) : dans un futur très proche, l’humanité part s’installer sur une autre planète et réserve le ticket d’entrée aux seuls individus génétiquement parfaits.