les plats qu’elle a refusé de manger
En attendant la rencontre du 20 septembre, Patrick m’a envoyé ce passage dans « La Tour de Tokyo » qu’il a traduit de Lily Franky. J’ai hâte d’entendre ce qu’il va dire sur ce passage…
« […]
Pour maman, tous ceux qui venaient à la maison, musiciens, artistes, riches et étudiants avec un job chez un éditeur, sans distinction, c’étaient tous des jeunes, et « les jeunes, ça a le ventre vide ». C’était son préjugé à elle, et à quiconque venait à la maison, elle cuisinait en vitesse quelque chose.
En général, les gens appréciaient, mais pas tout le monde. Quand elle avait préparé un plat bouilli ou qu’elle avait fait des sushi, si elle allait en apporter une assiette aux voisins, certains refusaient.
— À Tokyo, c’est pas comme en province, les gens ne cultivent pas les bonnes relations de voisinage. Et puis, recevoir à manger d’une vieille dame, ils ont peut-être peur qu’il y ait du poison dedans.
— Ouais, ben du poison, dans ma cuisine, y en a pas !
— Je sais bien… Mais il y a des gens qui pensent comme ça.
Une fois, une étudiante d’une université huppée pour jeunes filles de bonne famille, qui avait trouvé un job dans une maison d’édition par piston grâce à son senpai, vint à la maison pour prendre livraison de certaines illustrations. Je ne sais pas quelle idée suprêmement élégante du lieu de travail d’un illustrateur elle se faisait avant de venir. Tout d’un coup, elle avait devant les yeux quelqu’un qui vivait seul avec sa maman dans un immeuble sinistre et qui dessinait sur un coin de table de cuisine de quatre tatami et demi, au milieu d’assiettes de potées, de bouteilles de sauce de soja et de pots à baguettes. On la fait s’asseoir à l’autre coin de la table le temps que je termine les dessins, devant maman qui s’affaire précautionneusement dans l’espace réduit. C’est alors que maman, en application du principe « les jeunes, ça a le ventre vide », sert un plat à la jeune étudiante.
La jeune étudiante ne toucha ni au thé ni à la nourriture. « Servez-vous sans faire de politesses » répéta maman plusieurs fois. Mais, pour moi qui observait en silence à côté, ce n’était absolument pas par politesse, elle nous considérait comme des bêtes curieuses, oui ! Et mademoiselle, cette nourriture offerte, ça l’emmerdait ! « Je vous l’enveloppe si vous voulez, comme ça vous pourrez l’emporter », essaya encore maman quand elle fut sur le point de partir. Et mademoiselle qui fait : « Non, ça va ».
« C’est par politesse qu’elle a refusé ?… » se demandait encore maman en regardant tristement sa cuisine froide.
La vision de cette assiette de nourriture qui avait refroidi sans que personne n’y touche me mettait en fureur et en même temps me remplissait d’une grande tristesse. Bon, elle n’avait pas envie de se voir offrir à manger, peut-être bien. Ou peut-être qu’elle pensait qu’elle n’aimerait pas. Mais elle aurait pu manger une bouchée et laisser le reste, par exemple. Mais regarder ça comme une chose sale, comme si ça n’existait même pas, sans aucun respect pour la personne qui l’a fabriquée, cette attitude me mettait hors de moi.
Dans ces cas-là, je téléphonais à mon assistant José qui habitait à Shimokitazawa. José, c’était le champion des jeunes à ventre vide, lui. En moins de dix minutes en moto, José arrivait. C’était un arrangement, José mangeait tout ce qui restait de la cuisine à maman.
— Bonjour ! Aujourd’hui aussi, merci de m’avoir appelé !
— José, c’est froid, mais tiens. Figure-toi qu’une de nos jeunes louves aux dents longues avec de grands espoirs de carrière dans les media n’en a pas voulu.
— Mais pourquoi tu dis ça ? intervint maman.
— Laissez, laissez… Ouaah ! C’est super bon ! Merci !
[…] »
La Tour de Tokyo, Lily Franky, traduit par Patrick Honnoré, Picquier, 2010
18 septembre 2011