MAN-chronique n°10

Un jour de février que j’étais au musée, j’apprends qu’une répétition de musique se tient dans la chapelle. On me permet d’y assister. L’ensemble Calliopée, en résidence au MAN depuis deux ans, y interprète une nouvelle pièce, Sono, dans le cadre de son projet CosmoSono. Sont réunis, dans la chapelle inondée de soleil, l’altiste Karine Lethiec, la contrebassiste Laurène Durantel, la flûtiste Anne-Cécile Cuniot, ainsi que Tony di Napoli aux lithophones (un instrument proche du xylophone ou du vibraphone, si ce n’est que les « touches » sont de larges lames de pierre). Tous quatre travaillent la musique composée par Kryštof Mařatka, qui dirige et joue lui-même de plusieurs flûtes préhistoriques.

La musique s’élève, semblable à un son incantatoire, proche d’un souffle, souvent monocorde, envahissant l’espace si particulier de la chapelle. L’acoustique se prête merveilleusement à cette musique qui n’a rien d’une mélodie classique, sans être non plus strictement contemporaine. Jusqu’à l’interprétation des instrumentistes qui échappe à l’ordinaire... L’alto, la flûte, la contrebasse semblent animés d’une vibration propre, les sons soudain étirés et amplifiés, comme poussés à l’extrême.
L’artiste Raphaël Dallaporta est présent également ; à l’origine du projet, son travail sur les ondes gravitationnelles détectées par Virgo, l’interféromètre géant situé près de Pise en Italie, conçu pour intercepter ces fameuses ondes prévues par la théorie de la relativité générale d’Einstein. Sans entrer dans le détail, disons qu’une onde gravitationnelle est le fruit d’une perturbation de l’espace-temps, qui se déplace à la vitesse de la lumière ; elle courbe très légèrement l’espace-temps, ce qui modifie localement le trajet de la lumière. L’interféromètre Virgo a pour premier objectif l’observation directe de ces ondes et leur enregistrement.
Photographe, prix Niépce 2019, Raphaël Dallaporta a photographié la grotte Chauvet-Pont d’Arc. Il s’intéresse dans ses travaux visuels à nos origines lointaines, mais aussi à l’espace, celui des astrophysiciens et de la physique des particules. Sa vision a séduit l’ensemble Calliopée et de leur collaboration sont nées plusieurs compositions écrites par Kryštof Mařatka. C’est la première répétition d’une nouvelle pièce, Sono.

Sur une petite table sont installées, à proximité du chef d’orchestre, une collection de flûtes « archaïques » de tailles diverses, semblables à celles provenant de la grotte d’Isturitz (Pyrénées-Atlantiques) où furent découvertes, lors de fouilles conduites à partir de 1912, une série de flûtes préhistoriques datant du Paléolithique supérieur (entre -35 000 et –10 000 ans).
Ce sont ces flûtes, ou du moins les moulages de ces flûtes, que joue Kryštof Mařatka, cherchant en cela à retrouver le son produit par les êtres humains qui, de l’Aurignacien au Magdalénien (et plus tard encore) ont occupé cette grotte dans laquelle ont été trouvés de très nombreux objets (silex taillés, racloirs, grattoirs, burins, pointes, outils en os, etc.), conservés au MAN pour la plupart.

Si vous avez à peu près suivi jusque-là, vous avez déjà compris que cette répétition donne à entendre une musique qui englobe un temps long mais aussi un espace immense. Faire sonner les flûtes préhistoriques, voilà le dessein de Kryštof Mařatka. Recréer une vraisemblable ou hypothétique musique des populations du Magdalénien, jouée par nos ancêtres dans les grottes, c’est le défi que lance l’ensemble Calliopée.
Et cette répétition au cœur de l’hiver prépare un concert qui depuis s’est tenu dans la grotte elle-même, à Isturitz, le 28 février 2020.

Les musiciens s’accordent, amorcent quelques mesures, reprennent, suivent les indications du chef qui « entend » sa musique pour la première fois. L’atmosphère est joyeuse, malgré la concentration de tous. Hilaire Multon, le directeur du musée, vient assister à ce moment unique et prête une oreille enthousiaste à la musique en train de naître. David Laporal, le responsable du développement culturel au musée, et membre de l’équipe scientifique du projet, est aussi à l’écoute. Tous sont surpris, les sens en alerte, bientôt envoûtés. Des images de grottes viennent à l’esprit, d’enceintes closes aux parois décorées, gravées, peintes. En fermant les yeux je reviens à Lascaux, à Font-de-Gaume.
Je sais qu’Isturitz est ornée de stalactites et de stalagmites, tels les piliers d’une cathédrale de calcite. L’acoustique doit y être très particulière. Les colonnes de calcite sont des « lithophones » naturels, sur lesquels il est possible de frapper pour produire des sons. Des enregistrements réalisés dans certaines grottes préhistoriques ont révélé des caractéristiques acoustiques très proches des instruments à percussions que nous connaissons aujourd’hui. On retrouve d’ailleurs des traces de frappe ou d’entaille sur certaines colonnes dans les grottes du Portel et de Niaux en Ariège, de Pech-Merle dans le Lot, ou dans la grotte Cosquer près de Marseille, ce qui prouve que les hommes préhistoriques utilisaient ces instruments naturels.

Les flûtes découvertes à Isturitz constituent la plus grande collection connue de flûtes paléolithiques. Le site devait être une sorte de Salzbourg, entre -35 000 ans et -10 000 ans. Les flûtes datent de la période gravettienne, soit environ -25 000 ans. Dans cette grotte, plusieurs grandes salles aux belles dimensions permettaient de se rassembler. Des « concerts » ont sans doute eu lieu, des cérémonies, des rituels. Les hypothèses selon lesquelles les grottes étaient des lieux de culte sont nombreuses, sans qu’on sache vraiment l’usage que les populations préhistoriques avaient de ces lieux protégés, abrités, mais aussi profondément retranchés dans le sein de la terre. Des spécialistes de l’art pariétal ont avancé que les Préhistoriques avaient une connaissance poussée du ciel et des étoiles, reproduisant sur les parois certains alignements de planètes, constellations, amas d’étoiles, et établissant des correspondances entre la voûte céleste et la topographie ou la géographie terrestre.

Raphaël Dallaporta a d’ailleurs travaillé sur ces corrélations pour son installation « Échos » présentée lors de l’exposition Peindre la nuit au Centre Pompidou Metz en 2019, dont un des éléments était une photo de l’os de l’Abri Blanchard (Dordogne) gravé de points qui correspondraient à 60 jours d’observation des cycles lunaires...
Les hommes préhistoriques qui par petits groupes arpentaient l’Europe il y a des dizaines de milliers d’années observaient déjà le ciel et le décryptaient. Quelles cosmogonies imaginaient-ils ? Quels liens puissants établissaient-ils entre le ciel et la terre, entre l’invisible et le visible, entre le silence des nuits et le bruit des jours ? Quel rôle y prenait la musique ? On ne sait pas. Mais ce que l’on comprend, c’est que le son a accompagné très tôt les premiers Homo sapiens, autant que les arts visuels.
C’est ce plongeon dans des univers mystérieux et immémoriaux auquel nous invitent les lignes mélodiques qui envahissent la chapelle.

La musique de Kryštof Mařatka fait le lien entre passé lointain et présent, mais aussi profondeurs de la terre et frontières infinies du cosmos ; on écoute un son qui peut être celui de l’univers — la fameuse « musique des sphères », la musica universalis des philosophes antiques, qui est davantage un concept harmonique qu’une partition réelle —, mais aussi une puissante invocation à dépasser les limites de notre perception sonore et à oublier notre culture musicale. Il faut imaginer ces ondes naissant dans les confins des galaxies lointaines, inaudibles à notre spectre auditif limité, mais donnant à l’univers sa respiration, son souffle gigantesque.
Il faut imaginer des groupes de femmes et d’hommes, réunis dans les grottes, éclairés à la flamme de la graisse animale brûlant dans des lampes d’argile, emplissant les cavités de leur musique. Quels autres instruments avaient-ils fabriqués, en peau, en fibres végétales, en bois, en écorce, en corne, toutes matières périssables qui ne nous sont pas parvenues ? Quelle musique pouvait bien résonner sur les parois calcifiées d’Isturitz ?

D’autres flûtes ont été retrouvées, en particulier une flûte en os de vautour, complète, découverte en 2008 à Hohle-Fles, au sud-ouest de l’Allemagne : dotée de 5 trous réguliers, elle mesure 22 cm de long pour 8 cm de diamètre. L’encoche taillée à l’extrémité servait sans doute à placer les lèvres. Plusieurs fragments d’une autre flûte, en ivoire de mammouth, ont été découverts au même endroit. Ces instruments ont été datés : ils ont près de 40 000 ans, ce qui en fait les plus vieux instruments de musique connus à ce jour. Ces flûtes sont si élaborées en termes de fonctionnalité (embouchure terminale à arête, intervalle entre les trous permettant une gamme sonore harmonieuse) qu’on peut imaginer une technique de fabrication déjà très avancée.

La musique nous accompagne depuis très très longtemps...
Et elle procure des émotions si fortes qu’il me semble impossible de vivre sans elle. En écoutant les musiciens jouer, faire résonner d’étrange manière leurs instruments soudain rendus à une forme de sauvagerie originale, de primeur ancestrale, je songe à notre profonde ignorance de temps anciens. Qui pourrait nous donner à entendre le concert préhistorique ? L’appel et la plainte lancée vers les étoiles des petits groupes humains, encore nomades, encore précaires, mais déjà portés vers un dépassement de leur nature terrestre, projetant vers nous leur chant désormais perdu.

Je suis restée deux heures dans la chapelle, tandis que la clarté se déplaçait à travers les vitraux illuminés par le soleil. Les pinceaux de lumière jaune tombant sur les dalles du sol semblaient découper le temps en fuseaux colorés, mais les autres repères avaient aussi disparu. Où étions-nous ? Et quand ? Les millénaires se bousculaient, les souffles seuls demeuraient, ceux des musiciens, des instruments, des quelques spectateurs immobiles et stupéfaits. Soudain, nous étions repartis vers nos origines, nous étions portés à travers le temps et la nuit des galaxies, bien au-delà de Bételgeuse et de Rigel, de Véga (le Vautour, alpha de la Lyre) et même de Spica (l’Épi), l’étoile majeure de la Vierge (Virgo) et son amas de galaxies, situé à 80 millions d’années-lumière de Saint-Germain-en-Laye... Nous y voilà ; étoiles et musique, dans la chapelle du château, préhistoire et astrophysique, musique des sphères et de nos plus lointains ancêtres. De quoi s’évader loin des inquiétudes qui montaient, au cœur de l’hiver 2020.

10 juin 2020
T T+