Paris 18, épisode 6

Ces textes constituent un fond de notes pour une composition prochaine. Ils sont adressés aux « acteurs » de la Compagnie Résonances. Ils sont écrits à partir de citations autour du thème du tissu, à partir de poèmes accompagnant des repas distribués dans le 18e arrondissement et autour de quelques réflexions sur les fameux confinements et déconfinements bien connus. Certaines citations sont des invitations à écrire.



TISSÉ DE TISSUS FINEMENT TISSÉS PAR LA TISSERANDE

Le fil, la trame et la chaine de l’histoire déroulant ses rouleaux de soie, de lin et de coton. Et l’étoffe alourdie tombant sur les pavés du trottoir qu’assourdit le son répandu pour que les bruits des pas des femmes et des bottes des policiers ne réveillent pas le grand malade.

De l’ensouple du ciel allégé de mille cris de mouettes à l’ensouple de la terre qui se meut secrètement sous le bitume, le béton et les pavés, les fils sont tendus et la navette d’os de chamelle se promène tranquillement, selon son va-et-vient, semant la trame, la pondant, la créant comme on crée une fable, la crachant comme on crache la vérité sur un long mur aveugle derrière lequel, à Aubervilliers, coule une fontaine d’une nappe d’eau filtrée par les sables du sous-sol.

Le fil suinte comme la salive ou l’encre d’un stylo à plume d’or que manient les doigts gourds d’un jeune vieillard ou d’un vieil enfant. Je – deviens – le – jouvenceau – des – prairies – je – deviens – l’adolescent – des – villes : ceci est mon nom, mon nom ne périra jamais. Et « je suis un fils de la terre, longues furent mes années, je me couche au soir et je renais à la vie le matin, selon les rythmes millénaires du temps », répercutant les secousses de l’écorce basaltique du globe gorgé d’eau amère et d’eau douce.

Et pour nous protéger du gel craquant qui fend les arbres et les pierres, nous tissons des vêtements depuis des millénaires et, dans les masses d’étoffes des garde-robes fermées et refermées naissent des myriades de mites. « une mite voltige quelque part sous le portique du turbé, échappée de nos habits où des tapis persans » ou afghans. Ces tapis, il faudra les étendre cet hiver sur de la bonne neige fraîchement tombée du ciel allégé des mille cris d’étourneaux formant les figures de la parfaite géométrie, et cette neige si fraiche boira avidement la poussière de nos ébats et les œufs des teignes comme une buvard absorbant l’encre des erreurs de langage, comme la gaze épongeant la lymphe des sanies.

Elle avait des yeux de chat sous son chapeau, elle roulait des queues de rats sous son pied droit. « Elle venait de loin, portait des robes mauves comme les juives de Grèce sous l’occupation turque. » Puisse-t-elle enlever l’épais bandeau qui couvre mes yeux. Puisse-t-elle me réchauffer le cœur et les tripes. Elle avait des yeux de chat sous son chapeau et roulait des queues de rats sous son pied droit. Un ange guitariste fredonne cette chanson : l’œil d’un chat qu’elle roulait sous son pied droit, l’angelot qu’elle portait sur son chapeau…

Tricoti tricota. Coudes au corps, elles tricotent la longue écharpe d’Héségippe, comme on caresse, comme on bat mais sans trique, tricotitricota. Une pensée par ligne. L’aiguille gauche pointe la maille et la droite la passe. Pointe et passe. Une pensée par ligne. Et presque pas de bruit. Et la pelote imperceptiblement se déroule, imperceptiblement comme la vie. Mais se bâtit la cotte, de mailles régulières. Dévierait-elle un poignard acéré ? Dansons les tricotets pour dévier la lame menaçant la valvule droite du cœur précieux qui bat à contretemps des aiguilles dans le grand silence où on perçoit le trismus des souris empoisonnées en colère ou la chute des plumes d’un édredon que l’on aère sur l’appui de la fenêtre après la nuit épaisse des cauchemars mélangés de l’humanité entière enfermée dans ses carcans de maille qui vaillent vie ventilée et nue. Oh les jolis reins de levrette et les fesses de lapine ! On perçoit lapements et soupirs qui ne sont peut-être que les crissements des matériaux de construction des immeubles alignés de l’avenue ouverte à tous vents, ou encore les déclics des mandrins aux mécanismes bien huilés, manivelles que le temps actionne, le temps où un illustre machiniste en béret bleu ou en bon bonnet de laine fruste.

Qui parle par la bouche du souffleur ? Qui susurre ses lentes sentences dans le froid de décembre ? Qui fait tourner le manège à musique dans le jardin des plantes aromatiques et médicinales pour bercer le pauvre poète de la Voulzie de la Bièvre et des champs ?

Janvier 2021

11 février 2021
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