Se faire confiance

Ismaël Jude, en résidence au lycée Germaine-Tillion du Bourget (93) de janvier à octobre 2023.
Lire en miroir le témoignage de la professeure Nathalie Broux.


Comment et pourquoi avoir choisi un lycée comme lieu de résidence ? Aviez-vous déjà une expérience face à des élèves ? Avec la professeure qui vous accompagne ?

Avant d’être accueilli en résidence, je connaissais déjà le lycée Germaine-Tillion du Bourget. J’y avais animé pendant quelques mois deux ateliers d’écriture différents. J’ai constaté que les professeur·es portaient à chaque élève une attention extrême. Ils et elles considéraient la relation dans toutes ses dimensions : pédagogique mais aussi sociale, psychique et « groupale ». Dans ce lycée, on ne considère pas qu’une personne est une machine à produire des résultats. On la considère comme un individu complexe avec son histoire sociale et personnelle propre, son rôle dans la dynamique de la classe, des difficultés qu’il faut comprendre pour éventuellement aider l’élève à les dépasser et, enfin, l’équipe pédagogique considère que les élèves disposent de leurs ressources propres, une créativité qui ne demande qu’à s’exprimer une fois qu’un espace lui est proposé. J’ai trouvé cette façon de faire parfaitement exemplaire et particulièrement en accord avec mes propres convictions. Ma conception de l’atelier d’écriture créatif est façonnée par la formation de thérapeute à médiation artistique que j’ai suivie à l’hôpital Sainte-Anne en 2021 et 2022.

L’action de mon troisième roman Vivre dans le désordre se déroule dans le 13e arrondissement de Paris et pour l’écrire j’ai bénéficié d’une résidence de la Région Île-de-France dans un accueil de jour de la Mie de Pain, situé dans cet arrondissement. La rencontre des élèves et des profs du Bourget, d’une part, et du collectif Corpus fabrique qui occupe un pavillon de l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, d’autre part, me donnait envie d’écrire un roman dont l’action se déroulerait cette fois en Seine-Saint-Denis, entre Le Bourget et Ville-Evrard. Je commençais à parler de mon désir d’entrer en résidence. Une professeure du lycée, Nathalie Broux, que je ne connaissais pas encore, m’a proposé que la résidence se fasse avec la classe de 1re STMG. Nous avons donc appris à nous connaître en montant un dossier ensemble.

Comment se passe une séance en classe ? Quelles activités avec les élèves ? Quels sont leurs réactions ? Constatez-vous avec le temps des changements ? Que pensez-vous qu’une telle expérience peut leur apporter ?

C’est une classe de 30 élèves. L’atelier réunit une moitié de la classe, soit alternativement un groupe d’une quinzaine d’élèves. Nous commençons par disposer les tables en un seul carré pour que les élèves se voient, pour leur rendre sensible leur appartenance à un groupe, et aussi pour rompre avec le dispositif habituel de la salle de classe conçu pour que les élèves regardent dans la direction du tableau, et écoutent le ou la professeure. Nous ne sommes plus dans un cours mais dans un atelier. Je leur indique lors de la première séance que je n’ai pas de savoir à leur transmettre (ou si peu) mais qu’ils vont écrire toutes et tous ensemble une pièce radiophonique qui sera diffusée sous forme de podcast. Je leur fais confiance et je leur demande de me faire confiance et surtout de se faire confiance à eux-mêmes. Je fais appel à leurs ressources propres. Je sollicite la créativité dont ils et elles disposent toutes et tous ici et maintenant. Ce n’est pas de la démagogie, c’est plutôt quelque chose de l’ordre du présupposé. Tous les exercices que je vais leur proposer vont dans ce sens. J’ai commencé par leur apporter au premier atelier une conversation que je leur avais volée. Ceci pour leur montrer qu’ils et elles sont créatifs dans leurs échanges oraux. C’est un point de départ que j’ai emprunté à Jean-Pierre Sarrazac, dont j’ai suivi les cours sur la crise du drame, il y a déjà longtemps à Censier, et qui a publié avec Joseph Dana un livre sur les ateliers d’écriture théâtrale aux Solitaires intempestifs. Nous partons de conversations volées, d’abord celle que je leur ai piquée moi-même qui était un échange entre un élève et leur prof : ’Je veux devenir millionnaire pour racheter le lycée... / Tu veux me racheter, moi ?’ Je leur ai demandé d’écrire un nouveau dialogue en changeant toutes les répliques de cette conversation volée, sauf une. Dès la première séance, ils et elles s’étaient prouvé qu’elles et ils étaient capables d’écrire un dialogue. Et que ça peut être amusant, qu’on peut investir cet exercice, qu’on peut éprouver du plaisir à écrire ce dialogue. Ce dialogue comporte exactement le même nombre de réplique que son modèle. Dans un premier temps, c’est une demande des élèves de savoir combien de lignes je leur demande d’écrire. Par la suite, peu à peu, j’essaie de faire en sorte que ce cadre quantitatif ne soit plus nécessaire. Après deux ou trois séances, quand les élèves me demandent : ’combien de lignes ?’, je leur dis qu’ils et elles n’en sont plus là. J’essaie de revenir au fur et à mesure en début de séance brièvement sur leurs acquis pour qu’ils et elles en prennent conscience et qu’elles et ils puissent passer à l’acquisition suivante. Je leur ai demandé de retranscrire leurs propres conversations volées. C’est une étape importante qui vise à les rendre attentif·ves et à sélectionner dans tout ce qui se dit autour d’elles et eux un dialogue qu’elles et ils vont juger intéressant. Je leur ai aussi demander d’écrire des dialogues entre des personnages imaginaires. Une fois qu’ils et elles s’étaient rendu compte qu’elles et ils pouvaient écrire des dialogues en se servant de modèles, la nouvelle étape consistait à l’inventer de toute pièce. Pour éviter l’écueil de la page blanche, le dialogue imaginaire partait de noms de personnages qu’elles et ils avaient inventés et qui étaient déjà une promesse d’échanges farfelus et amusants. Mais pas seulement comiques, bien sûr. Très souvent, au détour d’une phrase, d’un échange, apparaissent des préoccupations sociales, politiques et existentielles. Une pensée du monde et d’eux-mêmes et elles-mêmes. Une sensibilité. Un humour. Tout ça vient naturellement dans les textes. Je ne demande jamais d’aborder tel ou tel sujet mais je tiens à ce que cela viennent d’elles et eux.

Une autre étape a consisté à leur faire lire des extraits de La demande d’emploi de Michel Vinaver pour les inciter à écrire à partir des dialogues qu’ils et elles avaient déjà produits de nouvelles scènes « à la manière de Vinaver ». Ce sont des échanges qui ne se répondent plus systématiquement. Ils et elles écrivent d’abord en coupant, collant, ajoutant des phrases, très librement. Ce genre d’exercice vise à leur faire sentir la simplicité (apparente) du geste, le plaisir qu’elles et ils peuvent y prendre. Ils et elles obtiennent des échanges qui ne se répondent plus systématiquement.

Je demande ensuite aux élèves d’écrire spontanément ces dialogues polyphoniques. Un élève a nommé ce type d’échange des dialogues de sourds différés. C’est exactement ça, ils et elles comprennent en le faisant. Nous avons retenu cette idée en donnant le titre de Dialogue de sourds et de millionnaires à leur pièce. Elle est composée de 3 actes ou « épisodes ». L’un est un montage que j’ai effectué moi-même en mettant à la suite des scènes qu’ils et elles avaient écrites, aussi bien des conversations volées, que des dialogues imaginaires ou des dialogues polyphoniques. Pour écrire les deux autres actes, je leur ai proposé d’écrire trois scènes qu’ils et elles avaient écrites et je leur ai demandé d’inventer les scènes intermédiaires.

Le 30 mai, c’était la dernière séance que nous avions ensemble. Nous leur avons fait une surprise. Deux jeunes actrices et deux jeunes acteurs sont venu·es leur jouer la pièce. Je fais le pari que l’expérience d’écrire une pièce radiophonique ensemble puis de l’entendre jouer par des comédiens doit leur permettre d’augmenter leur estime de soi et des autres, doit les inciter à une plus grande confiance dans leurs propres ressources et dans les possibilités du collectif. Le message que nous leur avons passé ce 30 mai est qu’elles et ils peuvent être fier·es de ce qu’ils et elles ont produit ensemble.

Que vous apporte la présence du ou de la professeure ? Votre regard sur son métier a-t-il changé ?

La présence des professeur·es est indispensable. Je suis impressionné par la façon dont ces élèves s’investissent dans ce projet en acceptant de jouer le jeu, en ayant des audaces incroyables, et se dépassant d’une séance à l’autre. Je sais qu’un tel investissement n’arrive pas par magie. Leur professeure de français Nathalie Broux a fait en amont un important travail de préparation et de sensibilisation. Il y a toujours un·e professeur.e qui assiste aux ateliers. Leur présence est indispensable pendant l’atelier. Les professeur·es ont une autre influence sur la dynamique groupale que la mienne. Et c’est important que les deux instances soient présentes pour le bon déroulé d’un atelier d’écriture dans le cadre scolaire. Tout le paradoxe est que je les invite à sortir du cadre scolaire mais il faut en même temps que ce cadre soit pourtant maintenu. C’est étrange mais c’est vraiment ainsi que ça fonctionne. Si les professeur.es n’étaient pas là, je serais conduit à penser le cadre différemment.

Ces circonstances influent-elles d’une façon ou d’une autre sur votre création en cours ?

L’influence sur mon écriture est double. D’abord j’aimerais capter un peu de la vitalité de leur langage. Ensuite : les exercices inspirés de Michel Vinaver m’ont donné envie de m’y essayer moi aussi. Je n’avais pas du tout anticipé. C’est assez différent de ce que j’ai pu publier jusqu’alors. Mais je me sens très inspiré par certaines de leurs scènes et par l’ensemble composé de ces dialogues de sourds. J’ai envie d’utiliser la même méthode : conversations volées puis montage et réécriture. Je voudrais viser une forme de lâcher-prise aussi.

T T+