Un amour caché

Construire un quotidien avec d’autres personnes, pour ainsi dire une routine sur une semaine, pourrait paraître tout à fait anecdotique, banal. A vrai dire, je suis avec le recul tout à fait surprise et bouleversée moi-même de la rapidité et de la profondeur avec laquelle se crée les liens, depuis le premier instant, jusqu’à celui où l’on se quitte, sans pour autant subir la lourdeur des adieux, avec la même simplicité qui a rythmé nos retrouvailles jour après jour et nos échanges lors de cette semaine passée ensemble au centre d’hébergement du Raincy.

Lorsque que le confinement a été décidé, j’ai tout de suite pensé à eux.

Cela me rappelle à un souvenir lointain. A 16 ans je suis partie au Mali. Pendant trois semaines, nous étions logés par un instituteur peul dans un village de la brousse dans la région de Kayes. Sa fille Djénéba devait avoir 11 ans, elle avait une très une forte personnalité, une voix grave, une maturité hors du temps. Quand nous sommes partis, elle m’a offert une bague, très simple, très belle. Au regard du peu d’objet qu’elle possédait, c’était un geste immense, et la persistance de l’objet aujourd’hui dans une pochette à bijoux, si loin de ces 11 ans et de mes 16, m’y renvoie avec encore plus de poids et d’intensité. Il en est de même des dessins et des souvenirs qui me rappellent à cette semaine au Raincy.

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Ce lundi je m’y rends pour la première fois, en voiture, suivant passivement le GPS, qui me conduit de chez moi dans le 18e au centre d’hébergement d’urgence au Raincy. Je traverse un mélange de zones artisanales en désuétude, de zones pavillonnaires aux architectures de meulières fantaisistes d’un charme auquel je ne m’attendais pas, de quartiers dépeuplés par la nationale et les cordons de voitures qui se suivent. Puis de nouveaux de petites maisons entourées de magnolias, de cerisiers déjà en fleurs, de ruelles arpentées par les enfants qui rentrent de l’école.

J’arrive finalement dans l’enceinte de cette ancienne gendarmerie désaffectée qui sert aujourd’hui de centre d’hébergement d’urgence, géré par l’association Aurore, et qui accueille des familles, des femmes seules, ou avec enfants. Comme à chaque fois que je rencontre un nouveau groupe, malgré les années, j’ai une certaine appréhension. J’ai le trac. Avec le temps, je sais que ce sentiment est surmontable, mais c’est toujours la même chose, je dois traverser cette appréhension que seule chasse la rencontre. Je m’installe dans la pièce qui fait office de réfectoire.
Le groupe est presque uniquement féminin, en dehors de F. qui a 13 ans.
Chacune des participantes mériterait ici un portrait fouillé, que je m’attarde sur chacun de leurs traits, chacune de leurs personnalités si contrastées, si marquantes. Que je m’attarde sur chacun de ces visages et de ces vies.

Le travail se poursuivra toute la semaine tout à la fois dans une grande concentration, comme au gré du va-et-vient entre la salle où l’on travaille et la cuisine commune, pour surveiller une sauce, faire un tour à l’aide au devoir, un rendez-vous chez le médecin, un parent qui appelle ou rentre du travail. Chaque personne que j’ai eu l’occasion de rencontrer ici, se trouve là au centre, dans une situation meilleure que celle qui l’a précédée. Tout le monde ne parle pas français, tout le monde n’est pas allé à l’école, ni ne se sent à l’aise avec la tenue d’un stylo, certaines viennent de très loin, d’autres pas du tout. A chacune des adultes, la thématique sur laquelle nous nous sommes engagées : « la métamorphose », évoque les remous de la vie, des ruptures et des pertes. Elles en parlent non sans légèreté, c’est fou le paysage immense qui peut se déplier sur ces quelques jours... Pour les enfants c’est différent, on parle chimères et super-pouvoirs. Certaines ont l’âge d’être grand-mères et regardent avec tendresse les petits enfants qui participent à l’atelier.

Naminata, une jeune femme au charisme et à l’énergie solide et rieuse, compte sur son dessin les ronds qui surmontent ce qui ressemble à un bateau, 1, 2, 3, 4, 5... 70, dit-elle satisfaite, elle les a toutes dessinées ces têtes mais elle en barre une, et sur l’autre elle montre une flèche qui indique son nom. C’est le récit de sa traversée de la Méditerranée sur un bateau de fortune, dont un des passagers est mort en chemin.

Mme K. a toujours un rire amusé et doux, plein de malice, je ne sais pas quel âge elle a ? Entre 60 et 70 ans ? Mme K. raconte son départ du pays, son petit fils Junior, qui ne voulait pas la laisser partir et qui refusait que sa mère le lave dans la bassine alors que sa grand-mère allait le quitter. Mme K. raconte précisément chacun des moments du départ jusqu’à l’avion, puis brutalement l’arrivée chez son frère en France, puis le frère qui la chasse, et l’arrivée au centre. Mme K.regarde les enfants avec tendresse et tristesse.

Alors que j’arrive après déjà plusieurs jours d’atelier, Mme C. est dans le hall et semble vraiment désemparée. Mme C. est une dame ronde d’une soixantaine d’année, coquette, qui m’était apparue le jour précédent un peu nerveuse et déprimée.
Comment allez-vous Mme C.? Vous vous joignez à nous aujourd’hui pour l’atelier ?
– Ça ne va pas... Non j’ai pas la tête à ça …
– Qu’est ce qu’il vous arrive ?
– On m’a volé ma fourchette... C’était une belle fourchette... Une très belle fourchette...

S. veut raconter « Un amour caché ». Elle ne peut plus voir son père très âgé qu’en cachette. Après de multiples conflits familiaux elle s’est retrouvée à la rue et retrouve son père pour des rendez-vous cachés de tous sur un banc dans la rue. S. est jeune, et semble toujours désorientée. Elle se déplace avec des mouvements très lents, ses pas traînant se font entendre du fond du couloir et ses vêtements traduisent la précarité intérieure dans laquelle on la sent. Il y a quelque chose d’infiniment doux et perdu dans son regard.
S. est venue dès le premier jour mais l’histoire qu’elle veut raconter est trop dure à écrire et à dessiner. S. renonce en chiffonnant son papier.
Ce n’est que la deuxième semaine, à l’arrivée d’Antoine Michaëlis, comédien, qui vient travailler avec nous à la mise en voix de ce travail d’image et de narration, que je reverrai S.
Elle nous a raconté à nous, l’ensemble du groupe qui formions un chœur, avec une intensité saisissante, parcourant le groupe un à un les yeux dans les yeux, cet amour caché de tous.

11 mai 2020
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