Alban Lefranc | La paranoïa, sa nécessité, ses puissances
La paranoïa, sa nécessité, ses puissances
par Alban Lefranc
« Le divertissement fut découvert en 1852, lorsqu’un ivrogne, dansant pour des restes de table dans un établissement cossu, se décapita par accident sous les rires de ses bienfaiteurs. L’art, et toutes les ambiguïtés politiques qu’il entraîna, s’ensuivit peu après. »
On ne sait pas ce qu’il s’est passé, on ne le saura jamais. Demeure qu’un jour, Jacob Wren a lâché la bride à son fou.
Tout paraît simple au premier abord. Quelqu’un parle à la première personne et ce JE nous dit des choses très simples sur l’état du monde aujourd’hui.
Que les États-Unis et la CIA mènent dans de nombreux pays une politique atroce, qu’ils sont responsables de la mort de millions de gens depuis 1945, que selon toute probabilité leurs nombreux crimes, dûment documentés, resteront impunis, voilà des choses banales, des choses que nous savions, des choses avec lesquelles nous avons l’habitude de vivre. Alors quoi ?
« Ce n’est pas parce que les gens pensent que c’est « la meilleure chose qui soit » que le capitalisme reste fort. Il reste fort parce que les gens pensent qu’il n’y a « pas d’autre choix ». (La politique étrangère américaine s’en est assurée.) »
Rien de nouveau donc, sauf que l’auteur, sans jamais quitter l’étroit chemin qu’il a défini, sans jamais glisser dans le roman naturaliste ou la démonstration pontifiante, par glissements successifs, collisions et transbordements, nous fait sentir à la fois l’atrocité de la situation et son étrange, son très inquiétant pouvoir comique (on retrouve cet alliage chez Kafka par exemple). L’humour : politesse du désespoir. On pense aux formules de Deleuze/Guattari dans leur livre sur Kafka : « Politesse du schizo, ivresse à l’eau pure. »
« Et puis un jour l’idée m’est venue – je ne me rappelle pas dans quel contexte – que je pourrais me présenter aux élections. C’était une idée complètement nouvelle, étrange, un peu comme de penser que je pourrais me réveiller demain et découvrir que je m’étais magiquement transformée en blatte géante. En d’autres mots, elle m’est apparue comme la chose la plus invraisemblable qu’on puisse imaginer. Bien entendu, il y avait encore des élections et des partis politiques, et à mesure que le temps passait, l’idée faisait son chemin. »
C’est un des premiers moments du livre où j’ai hurlé de joie. Après Debord, et avec des moyens très différents, en allant chercher du côté de La Métamorphose, en injectant une toute nouvelle puissance dans ce devenir-cafard de Gregor Samsa (auquel la tradition nous a habitués, qu’on a mis dans un coin de notre esprit ou de notre bibliothèque ; en voie de muséification en quelque sorte), Wren nous rend sensible la farce absolue qu’est devenue la démocratie formelle. Devenir cafard de celui qui serait assez fou pour prendre cette dernière au sérieux. Rilke nous invitait à faire des objets (des poèmes mettons) avec notre angoisse. Wren, avec notre paranoïa, plus ou moins aiguë, plus ou moins délirante, produit des situations.
« Un théoricien du complot apparaît sur le pas de porte d’une famille dysfonctionnelle et d’habitude les conséquences sont embarrassantes. »
Là aussi, on peut penser à Kafka, à sa capacité à faire surgir un monde à partir d’un squelette de situation narrative, et à en déployer toutes les potentialités. C’est un père et une fille, un théoricien du complot et une famille, ou tout aussi bien « un enfant jamais né » : « ce texte a été écrit par un enfant jamais né. Vous pourriez penser que, n’étant jamais né, je serais amer ou malheureux, mais vous aussi vous auriez tort. ». Passe aussi en coup de vent dans les pages l’auteur du livre ou un de ses avatars : « J’ai écrit le livre que vous tenez entre vos mains et ça m’a attristé de voir en allant sur Amazon.com que non seulement il n’est pas en stock, mais qu’en plus personne ne l’a jamais commenté […] ». Wren s’empare de tout, rien n’est en-dessous ou indigne de devenir matière première.
Dans ces notes décousues sur Wren, il faudrait faire une place à son anti-lyrisme absolu, redoutablement efficace. Je n’ai pas pu aller voir l’original anglais, mais en traduction française (par Christophe Bernard), on tombe là-dessus : « elle veut quitter ce mariage et retourner à une existence où les interactions sont plus ironiques et bénignes. »