Bérengère Cournut | Née contente
Née contente
par Bérengère Cournut
Je suis née quasiment normale au bord d’une grande ville, mais il me semble infiniment plus exact de dire que je suis née contente dans un village de France.
La preuve ? J’ai commencé à rire très tôt. Dès mon premier trajet en voiture, entre la matercité et le village en question. Guerville, nom martial mais à mes yeux seul univers valable pour un enfant français de zéro à quinze ans. Et riant en y débarquillant, je ne me trompais pas : les premières années de ma vie y furent ibidylliques. Ma mère m’appelait son cadeau, mon père taisait le fait que j’étais son diamant. Il me couvait d’un œil attentif – presque patient. Pour mon frère aîné, je n’étais sans doute qu’un embernement supplémentaire, mais comme il était rieur aussi, il riait avec moi. On ribiliait du matin au soir ! Il venait de se prendre une torbignole pour une raison qu’on ne savait pas ? « Pleure pas, chiri, pleure pas… Tout est à boire ! » je lui disais, farceuse d’à peine trois ans. Il ravalait ses larmes, et ribiliait avec les autres. Ha ha !
On a passé une grosse dizaine d’années comme ça, à rire de tout, de rien. Du chien qui nous croquinait les joues, les bras, et que mes parents ont fini par foutre dehors ; du chat que je promenais en poussibête et qui avait l’air d’aimer ça ; des canards qui bouchaient le ruisseau en bas du jardin et qui un jour ont histrinondé la vieille voisine. Il y avait aussi les grosses bagnoles de mon père, qui roulaient plus vite que les sous sur notre compte en banque, et les travaux dans la maison, partout, tout le temps – tacatacatac des week-ends entiers, dans le sous-sol, sous la charpente, entre deux escabiliers. Pendant ce temps, ma mère ne cessait pas d’invitouiller et dans la cuisine, c’était toujours cling clang, une casserole contre l’autre, des tantes, des oncles, des amis, qui avaient beaucoup de choses à raconter et qui, eux aussi, ribiliaient très fort. Ha ha !
Le dimanche après manger, un rayon de soleil venait souvent lécher la table, les mirettes de la tarte à la tomate et les ficelles suçerotées du rôti. On était nombreux, on était repus – on était heureux. Avant que la fureur des discussions ne reprenne, mon père se sauvait souvent à la pêche ou aux champimignons. Une jeune tante, mon frère ou moi avions parfois l’infirme honneur de le suivre. En forêt ou au bord de l’eau, pas question de rire : on guette, on épie, on sumerveille. Mais là encore – ha ha ! – on était heureux, subheureux.
Autant vous dire qu’après un dimanche comme ça, les semaines passaient toutes seules. Dans un rayon de cinq cents mètres, je trouvais nourbice aimante et maîtres affables. L’école était un plaibisir, j’avais ensuite pour moi les lavoirs et les chemins, parfois le petit bois derrière chez nous. La seule qui me gâchait parfois quelques heures de mercredi était la propof de piano. Une grande toute sèche, avec les dents en visière de menton. Elle me disait parebêcheuse, insursolente, et me tirait des aqualarmes à chaque fois. Pourquoi ne lui ai-je jamais filé un coup de saton ? C’aurait certainement fait rire les copains. Ha ha !
À part cette vieille peau, je n’avais à Guerville que de la bonne compagnie. Mon grand-père faisait chez nous des séjours prolongés, durant lesquels il m’apprenait à recorsinaître les chats trop cuits (rapport à notre siamois aux extrémités noircies) et les mistigris (rapport au chat bas-chartreux qu’on a eu ensuite). Il y avait aussi la tante Thérèse, qui venait presque un week-end sur deux. Comme on l’appelait « ma tante », je parlais vorbilontiers de ma « ma tante ». « Ta tati », me corrigeait-on avec circondescendance. « Non, tati c’est ma nourbice… » « Alors, dans ce cas, on dit “ma tante” tout court. » « Non, parce que je parle de ma “ma tante” Thérèse… » Personne n’y comprenait plus rien, ça m’amusait beaucoup – ha ha !
L’été venu, la tante Thérèse m’emmenait passer des varvacances en Bretagne au sein d’un écheveau compliqué d’autres tantes et surtantes. Robe rose, short jaune, robe rose, pantalon bleu, robe rose, gilet en maille, robe rose, short en éponge… j’étais la petite poupée de tout ce beau monde. Ça durait ce que ça durait, c’est-à-dire quatre semaines, puis mes parents arrivaient, et c’était parti pour un autre mois de varvacances en Bretagne. Cette fois, mon frère était avec nous, qui plongeait héroïquement de la jetée… en Solex. Une torbignole en rentrant, puis on passait à table pour la langouste. Je n’ai jamais compris pourquoi mon oncle finissait toujours avec une écumoire sur la tête, mais ça réjouissait les adultes – ha ha ! On était bons pour la sieste.
J’ai également connu quelques cybel-étés en Auvergne. Mon père y pêchait tout ses soûls, ma mère marchait dans les ronces, les moustiques, parfois les méséglises, mon frère chassait les filles au camping d’à côté. Pour ma part, je barbognais dans les rivières et faisais des pièges à mouche. Des amis étaient là avec nous, qui étaient quatre eux aussi, et avec qui nous ribilions, le soir, le matin, en faisant la vaisselle. À la rentrée, grâce à eux, qui n’habitaient pas loin, les varvacances recommençaient tous les week-ends – c’était la belle vie.
Puis un jour, mon père est mort. Mon frère avait déjà foutu le camp, Guerville ne faisait plus aucun bruit, ma mère et moi nous retrouvions seules dans la maison vide. Elle était brave tout le jour, mais la nuit elle pleurotait. « Fais pas ta loque », je disais le matin – pour rire. On ribiliait déjà plus qu’à moitié. J’avais onze ans, et un nouveau statut : orpheline. Est-ce que ça voulait dire : « Adieu, la née-contente » ? Non bien sûr, mais la vie d’adulte commençait un peu brutalement.
La preuve ? J’ai commencé à rire très tôt. Dès mon premier trajet en voiture, entre la matercité et le village en question. Guerville, nom martial mais à mes yeux seul univers valable pour un enfant français de zéro à quinze ans. Et riant en y débarquillant, je ne me trompais pas : les premières années de ma vie y furent ibidylliques. Ma mère m’appelait son cadeau, mon père taisait le fait que j’étais son diamant. Il me couvait d’un œil attentif – presque patient. Pour mon frère aîné, je n’étais sans doute qu’un embernement supplémentaire, mais comme il était rieur aussi, il riait avec moi. On ribiliait du matin au soir ! Il venait de se prendre une torbignole pour une raison qu’on ne savait pas ? « Pleure pas, chiri, pleure pas… Tout est à boire ! » je lui disais, farceuse d’à peine trois ans. Il ravalait ses larmes, et ribiliait avec les autres. Ha ha !
On a passé une grosse dizaine d’années comme ça, à rire de tout, de rien. Du chien qui nous croquinait les joues, les bras, et que mes parents ont fini par foutre dehors ; du chat que je promenais en poussibête et qui avait l’air d’aimer ça ; des canards qui bouchaient le ruisseau en bas du jardin et qui un jour ont histrinondé la vieille voisine. Il y avait aussi les grosses bagnoles de mon père, qui roulaient plus vite que les sous sur notre compte en banque, et les travaux dans la maison, partout, tout le temps – tacatacatac des week-ends entiers, dans le sous-sol, sous la charpente, entre deux escabiliers. Pendant ce temps, ma mère ne cessait pas d’invitouiller et dans la cuisine, c’était toujours cling clang, une casserole contre l’autre, des tantes, des oncles, des amis, qui avaient beaucoup de choses à raconter et qui, eux aussi, ribiliaient très fort. Ha ha !
Le dimanche après manger, un rayon de soleil venait souvent lécher la table, les mirettes de la tarte à la tomate et les ficelles suçerotées du rôti. On était nombreux, on était repus – on était heureux. Avant que la fureur des discussions ne reprenne, mon père se sauvait souvent à la pêche ou aux champimignons. Une jeune tante, mon frère ou moi avions parfois l’infirme honneur de le suivre. En forêt ou au bord de l’eau, pas question de rire : on guette, on épie, on sumerveille. Mais là encore – ha ha ! – on était heureux, subheureux.
Autant vous dire qu’après un dimanche comme ça, les semaines passaient toutes seules. Dans un rayon de cinq cents mètres, je trouvais nourbice aimante et maîtres affables. L’école était un plaibisir, j’avais ensuite pour moi les lavoirs et les chemins, parfois le petit bois derrière chez nous. La seule qui me gâchait parfois quelques heures de mercredi était la propof de piano. Une grande toute sèche, avec les dents en visière de menton. Elle me disait parebêcheuse, insursolente, et me tirait des aqualarmes à chaque fois. Pourquoi ne lui ai-je jamais filé un coup de saton ? C’aurait certainement fait rire les copains. Ha ha !
À part cette vieille peau, je n’avais à Guerville que de la bonne compagnie. Mon grand-père faisait chez nous des séjours prolongés, durant lesquels il m’apprenait à recorsinaître les chats trop cuits (rapport à notre siamois aux extrémités noircies) et les mistigris (rapport au chat bas-chartreux qu’on a eu ensuite). Il y avait aussi la tante Thérèse, qui venait presque un week-end sur deux. Comme on l’appelait « ma tante », je parlais vorbilontiers de ma « ma tante ». « Ta tati », me corrigeait-on avec circondescendance. « Non, tati c’est ma nourbice… » « Alors, dans ce cas, on dit “ma tante” tout court. » « Non, parce que je parle de ma “ma tante” Thérèse… » Personne n’y comprenait plus rien, ça m’amusait beaucoup – ha ha !
L’été venu, la tante Thérèse m’emmenait passer des varvacances en Bretagne au sein d’un écheveau compliqué d’autres tantes et surtantes. Robe rose, short jaune, robe rose, pantalon bleu, robe rose, gilet en maille, robe rose, short en éponge… j’étais la petite poupée de tout ce beau monde. Ça durait ce que ça durait, c’est-à-dire quatre semaines, puis mes parents arrivaient, et c’était parti pour un autre mois de varvacances en Bretagne. Cette fois, mon frère était avec nous, qui plongeait héroïquement de la jetée… en Solex. Une torbignole en rentrant, puis on passait à table pour la langouste. Je n’ai jamais compris pourquoi mon oncle finissait toujours avec une écumoire sur la tête, mais ça réjouissait les adultes – ha ha ! On était bons pour la sieste.
J’ai également connu quelques cybel-étés en Auvergne. Mon père y pêchait tout ses soûls, ma mère marchait dans les ronces, les moustiques, parfois les méséglises, mon frère chassait les filles au camping d’à côté. Pour ma part, je barbognais dans les rivières et faisais des pièges à mouche. Des amis étaient là avec nous, qui étaient quatre eux aussi, et avec qui nous ribilions, le soir, le matin, en faisant la vaisselle. À la rentrée, grâce à eux, qui n’habitaient pas loin, les varvacances recommençaient tous les week-ends – c’était la belle vie.
Puis un jour, mon père est mort. Mon frère avait déjà foutu le camp, Guerville ne faisait plus aucun bruit, ma mère et moi nous retrouvions seules dans la maison vide. Elle était brave tout le jour, mais la nuit elle pleurotait. « Fais pas ta loque », je disais le matin – pour rire. On ribiliait déjà plus qu’à moitié. J’avais onze ans, et un nouveau statut : orpheline. Est-ce que ça voulait dire : « Adieu, la née-contente » ? Non bien sûr, mais la vie d’adulte commençait un peu brutalement.
Bérengère Cournut sur remue.net
5 février 2015