Anne Terral | Car il y a tous ceux que nous avons perdus
Car il y a tous ceux que nous avons perdus
par Anne Terral
Car il y a la voie, celle du chemin de fer, et comment croire, ce jour-là, en plein après-midi, croire à la vérité de ce mouvement direct, cet élan qu’il aurait peut-être été possible d’arrêter si on s’était trouvé là, près d’elle, enfin c’est ce qu’on se dit depuis et chaque jour chaque nuit, en boucle dans la tête et derrière l’objectif, pour ne jamais oublier d’y penser et de refaire son histoire comme on retourne la peau du désespoir afin d’en caresser tout le contraire ? Avec ce désir – il est inapaisable – de fixer ce qui a bougé trop loin, trop tôt, en brutal et en dur.
Car il y a aussi le départ dès l’annonce de la grossesse, l’évanouissement brusque du père, qui ne voudra rien reconnaître et surtout pas sa fille, et tout ce temps qui absorbe l’image de celui qu’on n’a jamais vu en vrai de vrai, pire qu’une éponge qui boit les années comme l’eau, touché jamais, respiré jamais, embrassé jamais, cet homme dont l’absence creusera loin dans le rouge du cœur et fera se déployer les mots du manque et de la colère, aussi ceux de l’attente souterraine chez celle qui ne cessera plus de s’interroger sur le pour quoi-pourquoi-moi.
Car enfin il y a la voiture, une 403 grise, mal stationnée devant la porte cochère, et on ne sait pas à quelle heure ni pour quelle raison exacte son conducteur, retrouvé mort à l’intérieur, a pu la garer ainsi, tout de travers, au point de bloquer dès 6 heures du matin la sortie des habitants de l’immeuble en brique rose typique de la région. En apparence, il a agi sous le coup d’une précipitation, sûrement d’une douleur, quelque chose de fulgurant, s’est senti terrassé, et là aussi, si on s’était trouvé là, on se dit qu’on aurait pu, peut-être, qui sait, un geste a parfois tant de conséquences, on l’ignore soi-même ce pouvoir de l’humain en dépit des cours de secourisme pris dès l’enfance. Mais la réponse à ça, on ne la découvrira pas. Il n’y en a pas.
Car il y a tous ceux que nous avons perdus. Et tous ceux que nous continuons de chercher.
Car c’est sa sœur disparue que cherche Nan Goldin à travers le prisme démultiplié de ses prises de vue, à travers la crudité de vies secouées, réelles et toutes en chair sous la lumière d’un réflecteur, unique moyen d’attraper en faisant apparaître ce qui n’est plus, de saisir et de coucher l’autre sur papier glacé comme on se jette sur un corps choyé pour le protéger du danger imminent, aussi peut-être seule façon, violente, déroutante, de lancer un pied de nez à la mort, venue prendre celle qu’elle adorait, histoire de dire qu’on est plus fort que tout, pas vrai ?
Car c’est son père évanoui que cherche Martine Delvaux à travers ses récits sans pudeur, écrits de courage qui vont révéler de plein feu tous les chocs et remous d’une complexe relation à l’autre, tous les orages intimes dont on mesure d’autant mieux l’intensité quand on sait le vertige du vide à combler depuis l’origine, aussi la rage explosive qui se lit en ombre derrière la fronde féministe des essais et entre les lignes de son hommage à Goldin, photographe guerrière, gorgone au regard qui sidère… Oui, vif engagement sur la trace perdue qu’on voudrait retrouver, piste à l’indienne que l’auteure suit sans savoir où elle mène tout en devinant que le chemin conduit, quoi qu’il arrive, vers la constitution d’une œuvre qui ne pourra, cette fois, se dérober en rien… Qui viendrait nier la solidité d’une belle pile de livres ?
Car c’est aussi le père trop vite absent que je cherche à travers mes romans, comme on enquête avec méticulosité en scrutant les empreintes laissées dans la 403 à l’abandon, tiens de l’herbe pousse sous la pédale de frein, les signes au crayon sur les papiers du bureau à l’étage, et puis la marque en creux de bottes vert kaki dans le jardin encore tout retourné de frais – on voit les fourmis qui s’agitent, dérangées. Pareilles à ces mots qui ne cessent de graviter autour de ce qui n’est plus, de ce qui ne sera pas, de ce qui aurait pu être. Ces mots qui ne savent qu’inventer, effacer puis réinventer afin d’élaborer la surface neuve d’un paysage, lequel ne vibre alors que pour moi et le lecteur, aussi pour ce témoin fidèle qui m’accompagne en sillon de l’écriture, preuve par plus de mille que j’existe malgré le blanc et que je n’ai pas fini de jouer au détective.
Car il y a tous ceux que nous avons perdus. Et tous ceux que nous continuons de chercher, rigoureux et insoumis à l’intolérable.
Et à présent, ce sont bien tous ceux-là qui nous rassemblent en écho, de part et d’autre de l’Atlantique, autour de l’épreuve instantanée et de la certitude qu’il s’agit de fixer, d’invoquer et de chanter sans fatigue pour que nos fantômes éclairent toujours un peu plus l’autre côté des murs et provoquent, surprise et ricochets, notre transparence.
(Merci à Hélène Frédérick et la librairie du Québec pour cette belle rencontre avec Martine Delvaux.)
Car il y a aussi le départ dès l’annonce de la grossesse, l’évanouissement brusque du père, qui ne voudra rien reconnaître et surtout pas sa fille, et tout ce temps qui absorbe l’image de celui qu’on n’a jamais vu en vrai de vrai, pire qu’une éponge qui boit les années comme l’eau, touché jamais, respiré jamais, embrassé jamais, cet homme dont l’absence creusera loin dans le rouge du cœur et fera se déployer les mots du manque et de la colère, aussi ceux de l’attente souterraine chez celle qui ne cessera plus de s’interroger sur le pour quoi-pourquoi-moi.
Car enfin il y a la voiture, une 403 grise, mal stationnée devant la porte cochère, et on ne sait pas à quelle heure ni pour quelle raison exacte son conducteur, retrouvé mort à l’intérieur, a pu la garer ainsi, tout de travers, au point de bloquer dès 6 heures du matin la sortie des habitants de l’immeuble en brique rose typique de la région. En apparence, il a agi sous le coup d’une précipitation, sûrement d’une douleur, quelque chose de fulgurant, s’est senti terrassé, et là aussi, si on s’était trouvé là, on se dit qu’on aurait pu, peut-être, qui sait, un geste a parfois tant de conséquences, on l’ignore soi-même ce pouvoir de l’humain en dépit des cours de secourisme pris dès l’enfance. Mais la réponse à ça, on ne la découvrira pas. Il n’y en a pas.
Car il y a tous ceux que nous avons perdus. Et tous ceux que nous continuons de chercher.
Car c’est sa sœur disparue que cherche Nan Goldin à travers le prisme démultiplié de ses prises de vue, à travers la crudité de vies secouées, réelles et toutes en chair sous la lumière d’un réflecteur, unique moyen d’attraper en faisant apparaître ce qui n’est plus, de saisir et de coucher l’autre sur papier glacé comme on se jette sur un corps choyé pour le protéger du danger imminent, aussi peut-être seule façon, violente, déroutante, de lancer un pied de nez à la mort, venue prendre celle qu’elle adorait, histoire de dire qu’on est plus fort que tout, pas vrai ?
Car c’est son père évanoui que cherche Martine Delvaux à travers ses récits sans pudeur, écrits de courage qui vont révéler de plein feu tous les chocs et remous d’une complexe relation à l’autre, tous les orages intimes dont on mesure d’autant mieux l’intensité quand on sait le vertige du vide à combler depuis l’origine, aussi la rage explosive qui se lit en ombre derrière la fronde féministe des essais et entre les lignes de son hommage à Goldin, photographe guerrière, gorgone au regard qui sidère… Oui, vif engagement sur la trace perdue qu’on voudrait retrouver, piste à l’indienne que l’auteure suit sans savoir où elle mène tout en devinant que le chemin conduit, quoi qu’il arrive, vers la constitution d’une œuvre qui ne pourra, cette fois, se dérober en rien… Qui viendrait nier la solidité d’une belle pile de livres ?
Car c’est aussi le père trop vite absent que je cherche à travers mes romans, comme on enquête avec méticulosité en scrutant les empreintes laissées dans la 403 à l’abandon, tiens de l’herbe pousse sous la pédale de frein, les signes au crayon sur les papiers du bureau à l’étage, et puis la marque en creux de bottes vert kaki dans le jardin encore tout retourné de frais – on voit les fourmis qui s’agitent, dérangées. Pareilles à ces mots qui ne cessent de graviter autour de ce qui n’est plus, de ce qui ne sera pas, de ce qui aurait pu être. Ces mots qui ne savent qu’inventer, effacer puis réinventer afin d’élaborer la surface neuve d’un paysage, lequel ne vibre alors que pour moi et le lecteur, aussi pour ce témoin fidèle qui m’accompagne en sillon de l’écriture, preuve par plus de mille que j’existe malgré le blanc et que je n’ai pas fini de jouer au détective.
Car il y a tous ceux que nous avons perdus. Et tous ceux que nous continuons de chercher, rigoureux et insoumis à l’intolérable.
Et à présent, ce sont bien tous ceux-là qui nous rassemblent en écho, de part et d’autre de l’Atlantique, autour de l’épreuve instantanée et de la certitude qu’il s’agit de fixer, d’invoquer et de chanter sans fatigue pour que nos fantômes éclairent toujours un peu plus l’autre côté des murs et provoquent, surprise et ricochets, notre transparence.
(Merci à Hélène Frédérick et la librairie du Québec pour cette belle rencontre avec Martine Delvaux.)
16 février 2015