Autre interlude
Interlude dans lequel on découvre les liens tissés entre Léon Zitrone et trois petits avions, et surtout le commentaire très ingénieux qu’ils ont inspiré à Michel Chion
Extrait de L’audio-vision – son et image au cinéma (Nathan)
Première partie. Le contrat audio-visuel
Chapitre 1. Projections du son sur l’image
Paragraphe III. Valeur ajoutée par le texte
Sous-paragraphe III. 2. Le texte structure la vision
"Il y a un exemple éloquent que nous utilisons souvent dans nos cours pour démontrer la valeur ajoutée par le texte, et qui est emprunté à une émission télévisée diffusée en 1984. On y voit un meeting aérien se déroulant en Angleterre, et que commente depuis un studio français notre Léon Zitrone national. Visiblement désarçonné devant ces images qui lui arrivent en désordre, le vaillant présentateur fait cependant son métier du mieux qu’il peut. À un moment donné, il affirme “ce sont trois petits avions”, devant une image où nous voyons bien trois petits avions sur fond de ciel bleu – et l’énormité de la redondance ne manque jamais de déclencher les rires.
Seulement, Zitrone aurait pu tout aussi bien dire : “Aujourd’hui le temps est magnifique”, et on n’aurait plus “vu” que cela sur l’image, dans laquelle, en effet, aucun nuage n’était visible. Ou bien : “les deux premiers avions ont de l’avance sur le troisième”, et tout le monde alors pouvait le voir. Ou encore : “Où est passé le quatrième ?” – et l’absence de ce dernier avion, sorti du chapeau de Zitrone par le pur pouvoir du Verbe, aurait sauté aux yeux. En somme, le commentateur avait cinquante autres choses à dire tout aussi “redondantes”, mais d’une redondance illusoire, puisqu’à chaque fois ces choses auraient si bien guidé et structuré notre vision que nous les aurions “naturellement” vues dedans.
La faiblesse et les limites de la célèbre démonstration, déjà critiquée par Pascal Bonitzer sur un autre plan, qu’a voulu faire Chris Marker dans son documentaire Lettre de Sibérie, lorsqu’il plaque sur une même séquence anodine plusieurs commentaires d’inspiration politique différente (stalinien, antistalinien, etc.), c’est qu’il donne à croire – par ses exemples outrés – qu’il n’y a là qu’une question d’idéologie, et qu’à part cela, il y aurait une façon neutre de parler.
Or, la valeur ajoutée du texte sur l’image va bien au-delà d’une opinion plaquée sur une vision (ce serait facile à contrer), et c’est la structuration même de la vision qu’elle engage, en la cadrant rigoureusement. En tout cas la vision de l’image de cinéma, fugitive et passagère, ne nous est pas donnée à explorer à notre rythme, contrairement à un tableau sur un mur ou une photographie dans un livre, dont nous déterminons nous-mêmes le temps d’exploration, de sorte qu’il nous est plus facile de les voir en les détachant de leur légende, de leur commentaire.
Ainsi, si l’image de cinéma ou de télévision semble parler d’elle-même, c’est en fait une parole… de ventriloque. Et le plan des trois petits avions dans un ciel pur, quand il dit “trois petits avions”, est une marionnette animée par la voix du commentateur."
(Image : Jean Salis en 1955)