MAN-chronique n°1

Au début des années 1970, alors que mon père venait tout juste de passer son permis de conduire et d’acheter une voiture, la première destination de nos vacances familiales fut la Dordogne et ses sites préhistoriques. L’Ami 8 flambant neuve nous conduisit cet été-là jusqu’à Tursac où mes parents avaient loué une maison, à quelques kilomètres des Eyzies-de-Tayac ; nous avons écumé, en l’espace de trois ou quatre semaines, tout ce que les environs comptent de musées, de grottes, de gouffres, de sites paléolithiques, le long de cette extraordinaire vallée de la Vézère où, il y a des centaines de milliers d’années, vécurent des hommes et des femmes qui nous ressemblaient sans doute beaucoup. Assez, du moins, pour qu’aujourd’hui, lorsque nous nous trouvons devant leurs productions artistiques, nous reconnaissions instantanément ce qui nous rattache et nous lie à eux. De cet été merveilleux, j’ai gardé un goût marqué pour la préhistoire, transmis également par mon père que l’exploration du passé lointain passionnait.


Grotte de Font-de-Gaume

Puis, alors que j’étais encore étudiante en biologie, j’ai rencontré un savant qui, sans être préhistorien de formation, s’est beaucoup occupé de préhistoire au Sahara, je parle de Théodore Monod, qui m’initia à l’archéologie saharienne. Ensemble nous avons traversé le Ténéré à pied, marchant dans l’Adrar Bous sur les vestiges de ce qui avait été, quelques décennies plus tôt, un site préhistorique de première importance. De l’Acheuléen (environ 400 000 ans) au Néolithique (4 000 ans), les populations se sont succédé dans ce qui devait constituer un carrefour important du Sahara occidental, lorsqu’il n’était pas encore un désert. Le site a été si pillé depuis sa découverte en 1940 qu’il ne reste plus aujourd’hui que quelques rares pointes de flèches et débris de poteries. On trouve d’ailleurs des vestiges préhistoriques dans un large rayon alentour et sur cette plaine de sable dur parsemée de petits cailloux, il n’est pas rare de tomber sur un beau mortier en grès gris clair, assorti de son pilon en forme de grosse savonnette, abandonné là il y a quelques millénaires et poli consciencieusement depuis par le vent du désert. Lorsqu’on le retourne, la couleur de la pierre apparaît dans sa blondeur soudaine, révélée comme par magie, celle du temps retrouvé, qui reprend sa course indifférente.


Planche de gravures rupestres relevées et dessinées par Théodore Monod, Tibesti, 1940

Revenir au musée d’Archéologie nationale et parcourir ses collections de préhistoire m’a replongée dans mes souvenirs d’enfance et de jeunesse. Les objets ou représentations qui nous viennent des âges lointains me laissent toujours aussi perplexe et émerveillée. Ce qui me plaît devant les vitrines remplies d’objets, pointes de flèches, propulseurs en bois de renne sculpté, bifaces taillés, haches polies, Vénus en ivoire, c’est le manque de certitude dans les interprétations et la place laissée à l’imagination. Oui, on peut rêver devant une vitrine pleine de cailloux et de débris ! Voilà ce que nous ont laissé les hommes préhistoriques, ceux qu’on représente poilus et chevelus, le dos légèrement voûté, l’arcade sourcilière épaisse et la mâchoire inférieure proéminente. Des objets qui ont traversé d’épaisses couches de temps, bien à l’abri sous terre, recouverts par les millénaires. Dans leurs vitrines, ils semblent détachés de toute réalité. Comment se figurer 250 000 ans, 175 000 ans, 40 000 ans, 12 000 ans ? comment envisager notre pays à une époque si reculée ?


Bifaces et éclats du paléolithique moyen (Moustérien) exposés dans les vitrines du Musée

Le sentiment de décalage temporel est d’autant plus troublant que le musée se loge dans le château de Saint-Germain-en-Laye, lui-même chargé de mémoire et bâtiment exceptionnel dont l’histoire épouse l’Histoire de France. On se croirait dans un manuel de Mallet et Isaac. Construit en 1124 par Louis VI le Gros, agrandi par Saint-Louis qui lui ajoute une chapelle en 1238, pillé et incendié par le Prince Noir en 1346, rebâti par Charles V, dévasté par une tempête, il est transformé et reconstruit par François Ier qui en fait sa résidence. Son fils Henri II y naît en 1518, plus tard Charles IX et Louis XIV y verront le jour. Louis XIII y meurt. On y signe des traités, des édits, des ordonnances. Pas une pièce du château, une salle du musée, qui ne garde dans ses poutres, dans les pierres de ses murs, dans ses plafonds, le souvenir d’un événement historique.


La chapelle gothique dans la cour du château de St-Germain-en-Laye

A l’étage, la grande salle qui abrite aujourd’hui la salle de préhistoire comparée, fut la salle de bal inaugurée par Henri II en 1549. Les fêtes données par ce prince au château sont parfaitement décrites par Mme de Lafayette dans La Princesse de Clèves. Ornée d’une cheminée monumentale aux armes de François Ier (la fameuse salamandre), cette vaste pièce de 500 m2 sera transformée un siècle plus tard par Louis XIV en salle de spectacle, où seront jouées les pièces de Molière.

Le roman de Francis Walder, Saint-Germain ou la Négociation (prix Goncourt 1958), est le récit romancé des tractations qui se déroulèrent en 1570 entre huguenots et catholiques pour aboutir à une trêve dans le conflit qui les opposait, connue sous le nom de « Paix de Saint-Germain-en-Laye ». L’intrigue, qui met en scène caractères historiques (Charles IX, Catherine de Médicis, Coligny) et personnages de fiction, est un véritable traité de diplomatie où les rapports de force et les jeux de pouvoir à l’œuvre sont admirablement rendus. Chaque fois que j’entre dans le château, je ne peux m’empêcher d’imaginer les personnages du roman, et j’entends résonner sur les dalles de la grande cour intérieure les bruits de pas empressés de M. de Mélynes, le jeune diplomate fougueux récemment converti à la Réforme, allant au devant d’Henri de Malassise, son homologue catholique.


Illustration de Christian Lacroix pour La Princesse de Clèves (Gallimard, 2018)

Ce télescopage permanent des époques et périodes historiques donne bien le ton de toutes les couches temporelles qui se superposent dans le musée, créant une sorte de palimpseste grandiose à la fois vertigineux et parfaitement romanesque. La littérature n’est jamais loin au château... Je n’ai pas parlé des âges du fer, de la Gaule romaine et celtique, de Vercingétorix, de toute la panoplie de nos ancêtres les Gaulois, moustaches à la Astérix et bouclier en métal martelé comme l’ont été dans nos crânes les représentations de cette mémoire nationale construite par Napoléon III, fondateur du musée.

Bijou caché dans l’édifice, stupéfiante cerise sur le gâteau, la salle Piette, du nom du préhistorien Edouard Piette qui en 1904 offrit au musée sa collection d’objets paléolithiques, présente l’ensemble des pièces découvertes et rassemblées en 25 années de fouilles dans les Pyrénées par cet archéologue amateur, à qui l’on doit une impressionnante quantité d’objets (des milliers) dont la minuscule et ravissante « Dame de Brassempouy ». Lorsqu’on accède à cette pièce aux volets fermés, située au dernier étage du château, protégée par plusieurs portes fermées à double tour, on entre tout à coup dans un autre espace : le musée dans le musée ! Nous visiterons ensemble une prochaine fois cette petite salle qui, au château de Barbe-Bleue, aurait pu être la chambre interdite, celle où reposent les dépouilles des épouses assassinées.


La salle Piette

Commencez-vous à percevoir comment la littérature fait son chemin dans ce musée d’archéologie ? Distinguez-vous, comme moi, combien les temps préhistoriques sont de merveilleux réservoirs pour l’imaginaire, et propices à nourrir l’invention d’un récit de nos origines ? Comment font les archéologues qui s’attachent, à partir du matériau dont ils disposent (fragmentaire, épars, ingrat et difficile d’accès), à écrire ce récit, cette pré-histoire sans texte, sans mots, sans langage commun ? Quel inconscient collectif convoquent-ils, quelles influences et références ? Quelle part de fiction entre dans leurs propositions ? C’est cela que je vais explorer. Car ce qu’il y a de fascinant dans l’histoire de nos ancêtres humains, c’est précisément que ce sont nos ancêtres. Comment vivaient ces pères inconnus, ces membres oubliés de notre famille ? Ressemblaient-ils à des Kényans, à des Inuits, à des Asmat de Nouvelle-Guinée, aux anciens Kwakiutl de Colombie britannique ? Comment s’organisaient-ils, comment faisaient-ils société ? Étaient-ils artistes ? Parlaient-ils des langues complexes ? Existait-il des écoles de taille de silex, des écoles de peintures murales, des écoles de médecine ? Qui faisait quoi ?


Taw Batu, hommes des rochers, île de Palawan, Philippines © photographie Pierre de Vallombreuse, 1993

Que nous racontent les vestiges découverts ? Et comment parcourir ces dizaines de milliers d’années qui nous séparent des premiers âges du paléolithique ? Lorsqu’on se promène dans les salles du musée, on reste frappé par la difficulté que doit surmonter le conservateur, dès lors qu’il s’agit de présenter les collections, lesquelles, surtout à l’âge de la pierre, ne parlent pas toutes seules. Au-delà du récit « scientifique » produit par les spécialistes à l’usage de leur communauté, quelle histoire est présentée au public dans les vitrines ? Selon quel fil narratif sont relatées les découvertes successives et l’évolution des savoirs, à mesure que les découvertes chamboulent les certitudes et rebattent les cartes en permanence. Comment est prise en compte dans le musée cette (pré-)histoire en marche, ce matériau mouvant et labile du savoir en construction ?
Qu’en disent, qu’en pensent les différents acteurs du musée ?

La découverte de grottes ornées tout près de nous – je me souviens encore de l’émotion suscitée par les premières images de la grotte Chauvet, en 1995 : les silhouettes d’ours, de lionnes, de rhinocéros, dont on aurait dit qu’elles avaient été tracées la veille en une sorte de synopsis d’animation, alors qu’elles ont été peintes il y a environ 35 000 ans –, a ceci de fascinant qu’elle nous précipite dans un concentré d’émerveillement et de stupéfaction. Il y a, dans ces représentations venues du fond des âges, une puissance d’évocation qui nous émeut profondément, parce qu’elle nous parle de nous et que, dans le même temps, elle nous dépasse.


Grotte Chauvet-Pont d’Arc, panneau des chevaux

J’ai le projet, durant ma résidence, de retourner à Font-de Gaume et aux Combarelles. D’une certaine façon, je pars moi aussi à la recherche de quelque chose d’ancien, même si je ne sais pas exactement quoi....
Durant les mois qui viennent, je vais observer de près ceux qui non seulement font de l’archéologie leur métier, mais qui conservent et présentent les collections. Je vais tenter de tendre des fils, de lancer des passerelles entre deux disciplines – la leur et la mienne – qui ont, à mon avis, de nombreux liens et de nombreux points communs.
La chronique régulière de mes travaux sera publiée sous forme d’un journal de résidence, sur ce site.

20 septembre 2019
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