Avec les mains, sans les images
Point de vue de Nicole Caligaris, écrivain
Un écrivain, quel que soit son âge, est homme du passé. Les plus hard science des auteurs SF ne font jamais que raconter leur enfance, habillée des attributs technologiques que leur petit orgueil avait rêvés d’après les soucoupes en alu qui tournoyaient tous les jeudis sur les écrans du quartier, et puis enrichie des einsteiniennes cambrures que leur adolescence s’était mise à imaginer d’après les effets de la lumière évoluant sur les mêmes écrans.
Plus que les autres, celui qui semble avoir été, par accident, expulsé de ce passé où il a dû grandir et qui lui bouffe encore toutes ses moitiés de phrases, c’est Modiano.
Je ne sais qui avait eu cette idée hallucinante, pour une émission de quelle télé, je me le demande, de montrer Modiano, son grand corps hésitant entre deux équilibres, son parler en suspens, en train de piloter la caméra dans les rayons d’une grande surface, pour, voyez là c’était, l’oeil fixe sur les frigos de la boucherie, non, là, il y avait, le visage illuminé, la cabine de projection, entre les lessives, oui, ça devait être par là, retrouver mentalement l’architecture du cinéma de son enfance que le supermarché avait remplacé et tenter de donner aux spectateurs, avec émotion mais sans fins de phrases, dans cet étonnant répertoire d’impulsions verbales tronquées et de grands gestes des bras, l’archive logée dans sa mémoire qui contenait l’image du bâtiment qui contenait les images de ses jeudis originels.