"C’est un peu lui dire la bourse ou la vie."

Et de Livingstone, mort une vingtaine d’années plus tôt, il sait tout. Son expédition depuis l’Afrique du Sud jusqu’en Angola, et la traversée de part en part du continent jusqu’au Mozambique. La pratique de la médecine dans les villages traversés. La découverte du fleuve Zambèze et la recherche inlassable des sources du Nil. La rencontre au bord du lac Tanganyika avec le journaliste Stanley envoyé à sa recherche. Doctor Livingstone, I presume ? Son refus de le suivre. Sa
mort un an plus tard. Son corps éviscéré par ses fidèles Chuma et Susi et les entrailles enfouies au pied d’un arbre. La dépouille desséchée transportée par ces deux-là sur une perche à l’épaule jusqu’à Bagamoyo et l’océan Indien pour la remettre aux Anglais à Zanzibar. Les funérailles dans l’abbaye de Westminster et Stanley qui tient les cordons du poêle. Here rests David Livingstone. Missionary. Traveller. Philanthropist. En attendant de découvrir des contrées inconnues, Yersin devient comme son héros médecin des pauvres à chacun de
ses séjours à Nha Trang.
« Tu me demandes si je prends goût à la pratique médicale.
Oui et non. J’ai beaucoup de plaisir à soigner ceux qui viennent me demander conseil, mais je ne voudrais pas faire de la médecine un métier, c’est-à-dire que je ne pourrais jamais demander à un malade de me payer pour les soins que j’aurais pu lui donner. Je considère la médecine comme un sacerdoce, ainsi que le pastorat. Demander de l’argent pour soigner un malade, c’est un peu lui dire la bourse ou la vie. »
Yersin continue de naviguer sur le Saigon et les Messageries
Maritimes lui versent un salaire, lequel le dispense pour l’instant de faire payer ses consultations. Toute sa vie il essaiera de demeurer étranger à l’économie comme à la politique. Un digne fidèle de l’Église évangélique libre de Morges et de l’exemple de Livingstone, lui-même médecin, explorateur et pasteur.


Merci à Patrick Deville et à son éditeur de nous donner (dans le cadre de sa résidence avec la Cédille à l’Institut Pasteur) l’autorisation de publier cet extrait.

(Peste et Choléra, Patrick Deville, Seuil, coll.Fictions et Cie, 2012, 219 pages ; (21 x 14 cm), EAN13 : 9782021077209)

10 septembre 2012
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