Comme une eau en crue et qui charrie des épaves...
« Poésie et voyage sont d’une même substance, d’un même sang, et de toutes les actions qui sont possibles à l’homme, les seules peut-être utiles, les seules qui ont un but.
Mais hélas cette expérience qu’a pu être le voyage pour moi, en réalité ou en rêve, a nombre de dimensions qui sombrent dans le passé : non pas le mien simplement, mais celui de notre civilisation sinon même de l’histoire. Quelque chose vient de changer dans le monde, qui détruit une capacité du voyage que je crois qui fut la plus importante, à travers les siècles, parce qu’elle aidait à la poésie.
Que se passe-t-il, en effet, quand on arrive dans un pays dont on connaît très peu l’idiome, mais dont on voit dans les temples, sur les chemins, des œuvres qui atteignent à des sommets du sentiment ou de la vie spirituelle, et existent ainsi en avant de nous : dans l’absolu, croirait-on ?
On ne peut qu’imaginer tout d’abord que si ces œuvres s’ouvrent si magnifiquement à quelque chose de l’invisible, c’est parce que la langue de ceux qui les ont conçues et réalisées a des moyens que n’a pas celle que soi-même l’on parle : on lui suppose des catégories de pensée, des notions, des structures de la syntaxe assez différentes de celles dont on se sent le captif pour que leur soit possible ce qu’on se sait refusé, une connaissance intime de l’être, un savoir suprême, ce qu’on peut dire une gnose. Et alors on se retourne contre sa propre langue avec une grande impatience, on l’emploie à rêver ce qu’elle ne peut donner, après quoi il ne restera plus qu’à découvrir que ces supputations ne sont que chimères, que les langues ne sont partout que le voile que les grandes œuvres déchirent, mais on aura appris l’impatience, c’est-à-dire la poésie.
Le pays autre, la langue close sur soi qui fait rêver sur les signes, c’est une des voies par lesquelles notre soumission à la langue, qui est abstraction, qui risque d’être une mort, peut s’affaiblir en nous, se faire exigence et réflexion plus profondes.
Mais pour que cette expérience ait lieu, il aura certes fallu à son début, c’est-à-dire aux jours du voyage, que le pays visité, que ses habitants coïncident avec eux-mêmes, montrent qu’ils ne doutent pas de leur vérité, de leur être, ne se savent pas vus par leur visiteur autrement qu’ils se voient eux-mêmes, si même ils ont idée de se voir. Naïveté, ingénuité – comment dire ? – qui font du désirant, du rêveur qui s’est glissé parmi eux, qui se sent une ombre dans leur lumière, un apprenti, tout à sa recherche.
Et voici pourquoi je crois que j’ai le droit de dire que voyager – voyager ainsi, poétiquement –, c’est quelque chose de révolu. Là, en effet, où on pouvait se vouer naguère encore à cette expérience de l’autre, aussi chimérique fût-elle, le tourisme s’est répandu comme une eau en crue et qui charrie des épaves. Il disloque le plus lointain des villages, il claironne dans la chambre le plus secrète des temples ses formules creuses et arrogantes, stéréotypes qui sont bien de notre Occident, hélas, dont la brochure publicitaire, cette parole de personne à propos de rien, est une des inventions spécifiques, avec ses tendances au génocide. Un mot, celui-ci, qui n’est pas même excessif : tant il est vrai que quand il envahit des nations économiquement sans ressources, politiquement déstructurées, le texte touristique peut contraindre les habitants de ces lieux à se voir de par le dehors d’eux-mêmes, à se raconter comme le désire la paresse des arrivants, à substituer à leurs intuitions et leurs souvenirs les dessins bariolés qu’il faut à des visiteurs décontenancés ou hilares.
Alors que le voyageur d’avant ces déplacements de foules pouvait se donner le droit d’être soi, ce qui lui permettait de rencontrer l’autre au meilleur, parfois, de ce qu’était celui-ci, ce même arrivant ne pourra éprouver aujourd’hui qu’une compassion impuissante. »
Lire la totalité : Yves Bonnefoy in L’Inachevable, Entretiens sur la Poésie 1990-2010, Albin Michel