« Il est conçu en regard de cette résidence qui avait pour thème principal le manifeste. J’ai demandé à une trentaine d’artistes environ de proclamer des manifestes de leur choix devant public. (...) Le livre s’est nourri de cette expérience, de tout ce que j’ai vu sur place, tout en s’en écartant ; d’une part parce que le sexe, qui est un des thèmes principaux du livre, n’a pas du tout été abordé durant la résidence ; d’autre part en n’essayant surtout pas de faire un rapport d’activités ; et de détourner même la fonction de manifeste, en en proclamant un, mais seulement à l’avant-dernière page. »
Il offre à cette rubrique un extrait inédit, en avant-première, du livre, en rapport avec cette thématique :
Du lien ? Je vais vous dire un truc, j’ai un projet. Ultra simple, mais un vrai projet intellectuel, une création originale. Il y a des moments où, quand on a fait le tour de sa personne, qu’on a listé les problèmes, fixé les enjeux, on a besoin d’un mot pour avancer, un seul. Vous voyez le principe, coller un mot clef qui aspire les difficultés. Attention, pas un fumigène, du solide, de l’avéré, du testé et approuvé, un truc pour ne même plus avoir à discuter sur ce qu’on veut. Ce mot, c’est soliste.
Peu de choses au premier abord. On voit tout de suite l’allusion, ou plutôt la définition : celui qui joue à part de l’orchestre, la même partition avec des notes différentes. Le virtuose qui se détache du groupe pour le plaisir du public. Le genre de mot dont sociologues et essayistes s’emparent d’habitude assez vite pour désigner une attitude courante ou simplement oser une allégorie. Ce n’est pas le cas, l’allusion reste uniquement musicale, le soliste est sous tutelle artistique. Suffit de lire le mot et une salle de concert apparaît. D’ordinaire, l’extrapolation s’imposerait d’emblée, sans efforts, les vrais solistes, violon en main, ne s’y reconnaîtraient plus. Un journaliste lâcherait le mot dans un papier sur la génération Z deux point zéro, qui ferait tache d’huile, comme pour les sapiosexuels, les hipsters ou les bonobos. Non, aucun signal du genre.
Pas étonnant. Il n’y a rien pour désigner un individu absolument heureux d’être seul, rien pour contre carrer la lourdeur psychologique du mot solitude, rien pour dédramatiser voire nier la misère sexuelle afférente, pour prôner l’isolement conçu comme choix. La contrepartie, là oui, on a du stock, un nuage de mots : seul, solitaire, délaissé, reclus, marginal, frustré, cas social, geek boutonneux, etc. Côté pile, on a : ménage, couple, bande, crew, comité, organigramme, CSP, etc. L’électron libre ne fait pas le poids dans ce tableau. Pour se sentir à l’aise dans ses sneakers, il a besoin d’un blason, d’une écharpe de club. Je prends l’initiative, je proÂpose ce léger anachronisme, un appel au isme : soliste. Concept entièrement disponible. Suffit de l’imposer, par écrit, voie de presse, ou par la seule et mystérieuse progression d’un mème. Vous connaissez le principe ?
Pour que la mayonnaise prenne, il faudra argumenter, accumuler des preuves et des exemples, bosser quoi, vous savez que ce n’est pas ma spécialité. J’en profite pour élaguer ici, vous vouliez que je parle, je me lâche. Le soliste n’est évidemment pas seul, dans le sens de tout seul, c’est sa première et principale particularité. Il est entouré, recherché même, il faudrait dire : convoité, contacté toutes les dix minutes pour aller boire un verre, faire un tour, voir un spectacle, une expo, draguer, voire niquer, etc. Le soliste ne craint donc pas la solitude qui est ordinairement vécue comme une casserole attachée au pied, presque une honte, en tout cas une plainte. La solitude, connaît pas. À la rigueur, ce serait presque sympa de tester. Non, plutôt pas, le soliste en a peur précisément, il la fuit, l’évite, tandis qu’elle le traque sournoisement, jusqu’à engourdir son phone quand il en espère un tintamarre. Le soliste n’est pas solitaire, il ne se cache pas dans une grotte, même, il se montre beaucoup, s’habille flashy, parle aux gens qui travaillent, contourne exagérément la cloche étalée sur le trottoir. Ni complètement marginal, encore moins laissé pour compte, ni intégré, il se ferait passer pour un artiste, s’il l’était.
Il a une sexualité, débordante ou quasi nulle, mais il en a une. Ses ressources sont prolifiques car il peut se livrer à toutes les activités du genre sans se cacher. De la masturbation au voyeurisme, du coït simple aux partouzes, de l’hétérosexualité au transgenre. Le soliste se veut insaisissable, il est parfois bavard, parfois pas, on ne peut rien savoir de son intimité. À l’inverse du solitaire armé d’un chien envahissant, du bougon qui a trop souffert pour remettre le cou vert, de l’aigri dégoûté par l’abondance de l’offre, du plaintif qui cherche sa voie parmi ce qui reste, il est sexuellement équivoque donc potentiellement satisÂfait. Filles et garçons s’en méfient, mais s’y réfugient assez souvent quand d’autres les ont floués. Lui, digne, est d’une solidité qui frise l’indifférence. Cette force est considérable. Dans les relations amoureuses, spécialeÂment depuis que le polyamour est de mise, la dignité est ce qu’il y a de plus dur à préserver.
Le soliste a un travail ou n’en a pas, ou n’en veut pas. Le soliste peut être exploité dans le cadre d’un emploi précaire, la précarité est ce qu’il connaît le mieux, ou choyé parce que ses talents épatent, mais son boss le larguera vite faute de docilité. Il s’intéresse à la marche de la société et joint volontiers les luttes sociales, sans adhérer ni défiler, mais solidaire. Il peut exploiter à l’occasion, car il est super débrouillard et parfois pas spécialement sympa. Il peut tricher, blouser, embrouiller, mais modérément car il veut pouvoir se regarder avec fierté dans son miroir, une fois rentré chez lui. Voyou, il exècre la brutalité et la tromperie, punk, il n’aime pas offenser les inoffensifs, individualiste, il aime les gens sans a priori, asocial, il encourage et applaudit la société en tribunes, dada, il boude le nihilisme gratuit, contribuable, il est exonéré d’impôts, profiteur égoïste, il est là quand vous avez besoin de lui. Ce n’est pas un artiste, plutôt un comédien, endossant mille rôles contradictoires devant un public choisi. Il donne toujours le meilleur de lui.
Le soliste est célibataire, par définition, on l’a dit, question de cohérence. Quoique, non, disons qu’il occupe son appartement en solo, nuance. Il s’y montre convivial mais reçoit généralement peu, on pourÂrait voir trop de choses. C’est un communicant, causant beaucoup, surtout chez lui où il s’entraîne à voix haute. Comme il affiche sa liberté devant la foule, son indifférence aux normes, il s’exprime énormément sur le sujet. Ses tirades remportent un succès indéniable. On écoute avec plaisir ce coach débonnaire invitant aux transgressions tout en louant certains aspects du conformisme le plus étroit. Il se moque du travail mais rêve secrètement d’en avoir un, donc s’efforce de ne pas en trouver et transforme cette hésitation en déconvenue, la seule dont il accepte de parler. Archétype du citoyen complexe, aussi chiant à analyser que de serrer fort une savonnette. Comment comprendre qu’un individu doté d’une telle tchatche préfère tourner en rond chez lui ?
Il est connecté, le télétravail et les réseaux sociaux lui donnent gratis une raison sociale, suffit de décréter cette activité à temps plein et le tour est joué. Donc, il est cultivé et actif au sens moderne du mot. En vérité, il communique très peu par bits, les statuts l’ennuient, l’originalité y règne sans risques, à son goût. Lui préfère l’oralité, dans la rue, sur le trottoir, chez les gens, car s’afficher se fait sur un territoire, une étendue concrète, une cour de récréation physique. Depuis chez lui, devant ses machines constamment branchées sur secteur, il refuse de dire ce qu’il fait ou va faire, mais se tient informé des mouvements collectifs, piste les meilleures soirées. Comme il veut donner l’image d’un leader cool, le soliste parvient parfois à mobiliser large s’il a la cote, il débarque volontiers en bande. Il ne s’ennuie pas chez lui, sinon, il réfléchit. Son phone sonne, ses alarmes réseau résonnent, son pad clignote, mais il ne se lève pas tout de suite de son canapé moelleux. Le soliste n’est pas pressé puisque rien ne presse. Ces appels ne resteront pas sans réponse, du calme.
Le soliste rêve d’une super intégration, d’une alterÂnative à son hyper relâchement. Avantage du temps libre : se poser mille fois par jour les bonnes questions jusqu’à ce qu’elles deviennent complètement opaques. Pourquoi ne pas occuper un emploi sérieux et valorisant, toucher un salaire digne de ce nom, aller au travail tôt le matin, rentrer du travail tard le soir après une lutte dans les transports, croiser la postière et avoir un petit mot, mener une existence des plus classiques en restant soliste pur et dur ? Mais son interrogation préférée est de savoir pourquoi et comment il en est arrivé là. La question de l’origine chez le soliste est capitale. Déjà, ce concept de soliste, je crois l’avoir inventé, mais n’ai pas fait d’enquête, si, un peu sur le réseau où j’ai fouillé sans trouver. Sûrement mille fois utilisé en sociologie, dans les romans, les magazines, ce mot est un mème sans origine précise, je n’irai pas vérifier. Copyleft, open source, sans intérêt, je m’en fous. Cette réflexion date d’hier et je l’offre prioritaireÂment à votre sagacité, docteur. N’hésitez pas à me dire ce qui coince. Vous devez avoir un avis sur la question ?
Je récapitule. Il rêve d’indépendance et de dépendance, bon, pas original, d’érémitisme et de vernissages, déjà un peu plus, de drogue et d’hygiène sanitaire, c’est presque glauque, d’alcool mélangé à l’eau, petit joueur. Ni soumis, ni insoumis, exactement la même chose, le soliste aime la société, un des rares à oser le dire. Il apprécie qu’elle soit avare de mises au pas, redressant très mollement ses fuyards, prête à la solidarité quand ils la regardent droit devant, il a raison. Lui s’y sent heureux et compris, accepté sans aucun reproche ou presque, absolument vrai. Il ne critique même pas les convenances qui sont autant de facettes tournoyantes d’un kaléidoscope : colorées, secondaires, dispensables, jolies, mais on vient déjà de le dire. Si Esra avait cette indolence, son Lybrido n’entrerait pas chez elle, car elle serait complètement indifférente à l’obligation de jouir. Si votre Vlad s’en revendiquait, il laisserait la porte du garage ouverte. Si vous, docteur Petrov, étiez un soliste, je serais en vacances avec vous sur la plage de Pitsounda, ma manie resterait sans soins, qui s’en plaindrait ?