Moi aussi je me souviens (extraits) de Joël Baqué

Début d’un travail impulsé par des ateliers d’écriture donnés début 2012 sur base de Brainard et Perec

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J’aimerais commencer par Je me souviens, rien qu’une fois, pour voir...

 
Je me souviens de ma perte de confiance dans la chose imprimée quand j’ai lu marsien au lieu de martien dans Pif Gadget (en plus, le désintégrateur ne fonctionnait pas !).

 
Tiens ! j’ai les mêmes initiales que Joe Brainard ! Et le même nombre de syllabes que Georges Perec (mais pas de barbiche) !

 
Comme les biscottes, les souvenirs tassés tout au fond sont en miettes.

 
Les souvenirs d’enfance étant écrits par des adultes restent au format d’un rétroviseur.

 
Je me souviens que Paul s’est découvert homosexuel en regardant les sous-vêtements masculins dans les Trois Suisses. J’arrachais pour lui les pages slip de La Redoute (les pages nuisettes-bas-jarretelles je les gardais pour moi).

 
Je me souviens qu’à table face à mon père je crispais mes organes sans changer de place. De temps à autre je renonçais aux avantages du cri intériorisé.

 
Mon frère facteur était plus grand que ma sœur militaire pourtant très grande pour une femme sans chaussures à talon.

 
On aurait pu nous croire jumeaux avec ma sœur si elle n’avait pas été belle et moi normal.

 
Je me souviens que préférer la lecture du Club des Cinq aux sports collectifs constituait une possible alternative à des choix plus radicaux.

 
Je me souviens que l’aiguille dans les sillons poussiéreux des quarante-cinq tours faisait pelote sur France Gall et Sheila qu’écoutait ma sœur aux ongles fraîchement vernis.

 
Je me souviens que les boulettes de coton ayant tenu séparés les orteils s’enflammaient toutes seules au soleil.

 
Le coton entre les orteils était un privilège féminin comme les yeux faits, les rires spéciaux et les cheveux propres.

 
Ma mère passait son temps à regarder les bulles de ses aspirines effervescentes. Je me souviens qu’elle disait plusieurs fois par jour « Tiens, je vais me reprendre un cachet fervessant ! ».

 
Quand j’ai su que ma sœur était belle, j’ai demandé si maintenant il fallait la vouvoyer.

 
Ma sœur semblait posséder un désintégrateur à garçons très efficace. Elle pouvait aussi les paralyser rien qu’en les regardant. Certains critères m’échappaient.

 
Pour se faire un allié de l’intérieur les garçons m’offraient des bonbons. Par souci de justice et de maximisation des gains j’étais proportionnellement menteur sur les mérites des uns et des autres.

 
J’aimais être soudoyé surtout à cause du mot (je n’ai malheureusement jamais eu l’occasion d’être stipendié).

 
Ma mère écoutait le bruit des bulles fervessantes.

 
L’été à Béziers on crachait par terre tandis que le plastique pailleté des poignées de nos vélos fondaient au soleil (les gosses qui crachent pour s’occuper pendant les vacances sont les fils de ceux qui triment pour rester pauvres).

 
Le patron disait « André », mon père disait « Monsieur ». J’ai compris qu’un pauvre devenu riche ne s’appelle pas un ancien pauvre mais un nouveau riche, et aussi que les métiers qui ne nourrissent pas leur homme en engraissent d’autres.

Tout n’est pas vrai mais rien n’est faux.

 
Je me souviens avoir voulu élever un animal d’un modèle standard et à poil ras.

 
Je me souviens qu’un lapin agressif tape du pied, c’est tout.

 
Avec un petit pétard bien scotché sur leur abdomen, les cigales lâchées dans la nuit faisaient à la fois le bombardier, la DCA, le kamikaze et l’absence de survivants (pour la boîte noire c’était plus compliqué).

 
Vus au microscope les spermatozoïdes de Paul étaient des têtards petits, blancs et agités. Pour lui faire peur je lui disais « T’auras bientôt des grenouilles dans les couilles et on t’appellera Couilles à grenouilles ! ». Il croyait tout ce que je disais alors je finissais par le croire aussi et je surveillais mes couilles au cas où. Un jour il a dit à table « Mes couilles ont coassé », et tous m’ont regardé.
 

Joël Baqué

5 juin 2013
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