Peut-on défendre l’école sans la critiquer ?

Un article paru dans le numéro 2 de RdL. (La Revue des Livres)



À propos de La Nouvelle école capitaliste, de Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux, Paris, La Découverte, 19,50 €, 280 p.



L’école est-elle en passe d’être subvertie de l’intérieur, par son intégration progressive aux valeurs et aux principes du néolibéralisme ? L’« autonomie  » dont l’école aurait joui jusqu’àprésent serait aujourd’hui attaquée, et détruite pied àpied. C’est la thèse défendue par La Nouvelle École capitaliste [1].
Malgré l’intérêt de la perspective adoptée par l’ouvrage, qui envisage l’institution scolaire de façon globale et replace ses évolutions dans le cadre plus général du développement du néolibéralisme, une question n’est jamais posée par Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux, c’est celle de savoir quelle pouvait bien être cette « nature  » de l’école avant l’avancée du néolibéralisme. Mais est-il vraiment secondaire, pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui et lutter contre des transformations aux effets catastrophiques, de s’interroger sur ce qui posait déjà, auparavant, problème dans le fonctionnement de l’école ?
Il nous semble au contraire qu’il faut partir du fait que l’autonomie de l’école a toujours été relative, que ses valeurs et ses finalités ont toujours été complexes, et même contradictoires. Sans cela, il n’est pas sà»r que l’on puisse comprendre la facilité avec laquelle une bonne partie des principes du néolibéralisme a pu s’imposer dans le fonctionnement courant de l’école. Pas sà»r non plus qu’on puisse vraiment lutter si l’on a des doutes sur ce que l’on défend, si l’on n’a pas démêlé ce qui, dans l’école, est potentiellement émancipateur, et doit être défendu, et ce qui contribue au contraire ànotre soumission àl’ordre existant.


Depuis au moins une dizaine d’années, s’installe en France le sentiment que nous sommes en train d’assister àune entreprise de « casse  » de l’école : morceau par morceau, réforme après réforme, les gouvernements successifs seraient en train de démanteler l’institution scolaire, au nom d’« impératifs  » budgétaires.
L’objectif premier – et le grand intérêt – de La Nouvelle École capitaliste est d’opérer un changement de focale : de montrer que les changements en cours, qui concernent l’ensemble du système éducatif, de la maternelle àl’Université, font partie d’une évolution qui concerne l’ensemble de l’Europe, et qui a été conçue au niveau d’instances européennes, en particulier l’OCDE [2] ; qu’ils ont été initiés pour la plupart dès les années 1980, et qu’ils ont donc été mis en Å“uvre par des gouvernements de gauche aussi bien que de droite ; enfin, qu’ils ne correspondent pas simplement àune politique de restriction des budgets publics, mais àune transformation du mode de gestion des services publics en général, et de l’éducation en particulier, qui en modifie profondément la nature. La transformation actuelle de l’école relève donc d’une évolution plus générale, àsavoir l’extension du « néolibéralisme  ». La Nouvelle École capitaliste apparaît donc comme un développement particulier de l’analyse exposée dans La Nouvelle Raison du monde (2009) par Christian Laval et Pierre Dardot. Comme dans les autres services publics, l’État lui-même se met àpromouvoir la logique du marché et exerce son pouvoir par la mise en place délibérée de situations de concurrence, jusque dans des sphères qui y échappaient auparavant. L’intérêt de l’ouvrage est de s’efforcer de tenir ensemble l’exposition de ce cadre général et l’examen détaillé des évolutions en cours et de leurs effets (même si l’articulation des deux est parfois approximative, de sorte que toutes les conclusions théoriques ne sont pas tirées des analyses de détail, tandis que ces dernières ne sont pas toujours aussi solidement étayées qu’on pourrait le souhaiter).
Se mettrait ainsi en place, dans les institutions qui relevaient auparavant des « services publics  », par ailleurs de plus en plus gagnées par un mouvement de privatisation, une nouvelle forme de gestion, associant plus grande autonomie locale et accroissement du contrôle central, par le biais du management par « objectifs  » et par la multiplication des évaluations et des vérifications de résultats. Désormais, ce sont les instances étatiques, et les gouvernements, qui organisent l’extension de la logique du marché, supposée seule garante d’efficacité. On comprend dès lors que l’appel à« plus d’État  » pour protéger les services publics ne soit pas forcément efficace, tant la nature même de « l’État  » en est modifiée.

La promotion de l’« autonomie  » – qui se présente comme un accroissement de la marge de manÅ“uvre laissée aux acteurs – a donc en réalité signifié un exercice plus serré du pouvoir et une intensification du contrôle administratif central, par le biais notamment de la multiplication des évaluations (p. 53 et 243). Stuart Hall a bien montré, àpropos du thatchérisme [3], comment le discours néolibéral fait fonds sur l’aspiration des individus àcontrôler davantage leurs conditions d’existence, sur la frustration engendrée par une gestion étatique centralisée (« traditionnelle  ») qui échappe au contrôle individuel ou collectif. Or ce qui apparaît clairement ici, c’est la façon dont les modes de gouvernements néolibéraux combinent un discours qui prétend répondre àces aspirations àune intensification de la dépossession des individus, en réalité sommés de faire leurs et d’anticiper les impératifs de l’État (devenu le premier promoteur du marché).


Une école enfin vraiment capitaliste ?

La Nouvelle École capitaliste décrit l’intégration en cours de l’école àla logique capitaliste. L’idée est que, si l’on a pu parler autrefois d’« Ã©cole capitaliste  » (rappelons que la formule « l’école capitaliste  » fait écho àl’ouvrage publié en 1971 par Baudelot et Establet, dans lequel était dénoncée la bipartition de l’institution scolaire en un système « primaire/professionnel  », où étaient cantonnés les ouvriers, et un système « secondaire/supérieur  », où était transmise aux rejetons des classes supérieures la culture bourgeoise), c’était en un sens faible : l’école avait certes àce moment-làune fonction au sein du système capitaliste, mais elle avait néanmoins sa logique propre, qui n’était pas remise en question. Pour Bourdieu et Passeron, auteurs, avec La Reproduction (1970), d’une autre critique majeure de l’institution, c’est précisément cette autonomie de l’institution qui permettait àl’école de légitimer efficacement les hiérarchies sociales : l’école ne pouvait opérer ce tri et cette ségrégation sociale, par l’expulsion précoce des enfants d’ouvriers, que parce qu’elle n’en avait pas conscience ; les jugements scolaires étaient effectivement « autonomes  » vis-à-vis du reste du monde social, ils reposaient sur des valeurs et des principes proprement scolaires – tout en ayant pour effet de réaffirmer les hiérarchies existantes, parce que la culture valorisée scolairement se trouvait être la culture dominante, et plus encore parce que le rapport àla culture le plus valorisé était celui, « naturel  » et sans effort, des « héritiers  ». Le problème n’était donc pas celui des « discriminations  » dont souffriraient les enfants des classes populaires àl’école, il était que l’école traitait au contraire tous les enfants de la même manière, laissant jouer àplein les dispositions précédemment acquises au sein de la famille par les enfants. Une fois légitimée par les classements apparemment « neutres  » et « Ã©galitaires  » de l’école, la hiérarchie sociale paraissait « naturelle  », et d’autant moins contestable. C’est donc du fait même de son autonomie que l’école servait le capitalisme.
C’est cette autonomie de l’institution que remettrait aujourd’hui en question l’avancée du néolibéralisme au sein de l’institution scolaire. Le premier aspect de cette « intégration  » de l’école au capitalisme consiste en la construction d’un « marché  » scolaire. Notamment par les mesures d’« assouplissement  » de la carte scolaire depuis les années 1980, les gouvernements successifs ont délibérément institué une situation de concurrence entre les établissements. Parallèlement, au sein des établissements, on encourage l’adoption de principes de gestion inspirés de la logique entrepreneuriale. Cette évolution, qui s’est combinée àune multitude de dispositifs concourant àaugmenter le poids du capital économique dans la trajectoire scolaire des élèves, a contribué àaggraver la ségrégation des élèves selon leur origine sociale et ethnique (p. 115-123, p. 129 et p. 143-144).
Cette évolution crée une situation d’autant plus tendue que, dans le même temps, le maintien de plus en plus longtemps des adolescents àl’école est censé jouer le rôle de garantie de la « paix sociale  ». D’où les stratégies de plus en plus désespérées soit de « fausse inclusion  » des populations reléguées par la promotion du modèle de l’ascension sociale des plus méritants (ZEP rebaptisées réseaux Ambition Réussite ; dispositifs d’intégration àSciences Po…), soit d’accroissement du contrôle et de la répression des populations scolaires « Ã risque  » (avec l’autorisation de la présence de policiers dans les établissements, l’installation de dispositifs de « sécurisation  » (caméras, portiques), et le renforcement des mesures disciplinaires (contrôle des corps, des mouvements, des allers et venues, devenus banals)).
Replacer ces évolutions dans le cadre de l’avancée du gouvernement néolibéral, c’est aussi les mettre en rapport avec les changements du monde du travail [4].Deux développements montrent ce que cette perspective a d’éclairant : une analyse de la place centrale qu’ont prise les « stages  », aussi bien dans l’institution scolaire que dans le monde du travail, et une autre de l’évolution de la formation professionnelle, et du basculement de la formation diplômante àla formation « qualifiante  », qui permet de remettre en question les droits attachés aux titres scolaires, et de casser les protections collectives en individualisant autant que possible la situation de chaque salarié.


Efficacité ou assujettissement ?

Les auteurs montrent très bien ici que l’institution d’une situation de concurrence, loin de produire un gain de « productivité  » ou d’« efficacité  », comme le prétendent ses promoteurs, crée d’abord plus d’inégalités et, en conséquence, moins d’efficacité. Peut-être cependant ne tirent-ils pas toutes les conséquences de ce fait – notamment quant au statut et au rôle qu’il convient d’accorder aux discours des « réformateurs  ». Il y a manifestement loin des discours aux pratiques, chez nos réformateurs : alors qu’ils n’ont que ce mot àla bouche, ils ne peuvent pas ignorer que les systèmes scolaires les plus efficaces sont les systèmes les plus égalitaires (comme en témoigne le cas de la Finlande, évoqué àla p. 132) – c’est làl’un des enseignements majeurs des évaluations PISA, sans cesse invoquées pour justifier les réformes en cours. Tous les discours affirmant que la nouvelle « Ã©conomie de la connaissance  » exige la production d’un maximum de travailleurs aussi qualifiés que possible paraissent bien creux face aux politiques menées avec constance depuis plus de vingt ans. Un autre indice du peu de cas fait en réalité de l’« efficacité  » du système est la façon dont les résultats des examens et des évaluations sont couramment « corrigés  » pour cadrer avec les objectifs affichés : ce n’est pas l’efficacité qui est visée ici, mais l’apparence d’efficacité [5]. Est-ce làsimplement une « contradiction  » interne, comme l’estime Christian Laval, entre ces impératifs et ceux de réduction des budgets [6] ? Ou peut-on prêter plus de conséquence ànos réformateurs, et doit-on en conclure qu’ils poursuivent un autre but que l’augmentation de la « productivité  » de l’institution scolaire ?

Dénoncer l’« inefficacité  » de l’école et promouvoir des réformes censées y remédier a d’abord pour fin de poser l’« efficacité  » en valeur suprême et de décrédibiliser la parole des enseignants, supposés étrangers àla seule logique qui vaille, la logique entrepreneuriale. Ainsi sape-t-on la résistance aux réformes en instillant le doute sur leur propre « professionnalisme  » chez les « Ã©ducateurs  », et en entretenant la méfiance que peuvent avoir envers eux ceux qui en ont besoin, àsavoir les élèves et les parents d’élèves.
C’est sans doute aussi làla visée principale du second volet de l’entreprise de soumission de l’institution scolaire àla logique du marché, àsavoir la remise en question des contenus d’enseignement. En imposant l’idée que l’école a d’abord pour fonction d’inculquer aux élèves des « compétences  » monnayables sur le marché du travail, compétences indépendantes et supérieures aux disciplines particulières, il s’agit moins de transformer radicalement l’enseignement, que de se donner le moyen de contester aux enseignants toute maîtrise sur leur pratique. Contrairement àce que suggèrent les formulations souvent excessives de La NEC, dans les faits, ces principes ont peu modifié l’enseignement tel qu’il se pratique et, quoi qu’il en soit, ces « compétences  » ont une définition tellement générale qu’on peut pour ainsi dire leur donner le contenu que l’on veut (et que d’ailleurs leurs différents promoteurs en ont une compréhension variable), mais le véritable problème vient de ce qu’elles justifient la multiplication exponentielle des évaluations qui, elle, entrave directement le travail des enseignants. C’est le cas très clairement dans l’enseignement primaire, où l’on voit mal la marge de manÅ“uvre qui resterait àl’enseignant qui tenterait de mesurer scrupuleusement, àintervalles réguliers, dans le respect des instructions officielles, le degré d’apprentissage de chacune des dizaines de compétences devant être acquises par chaque élève.
De telles réformes n’ont pas pour objectif d’augmenter l’efficacité de l’institution scolaire, mais d’accroître la dépossession et la soumission des enseignants – ainsi que des élèves, comme le montre très bien la critique qu’a fait Nico Hirtt de l’usage actuel de la notion de compétence, réduite àune capacité d’exécution purement technique [7]. Si cette dépossession est clairement décrite dans La NEC, il faut aller plus loin et voir que c’est làla finalité première des réformes, bien plus que la « productivité  » du système scolaire ou sa transformation en fabrique de sujets employables [8]. En avoir conscience permet de dissiper les doutes quant àla stratégie de lutte àadopter : que peut-on faire d’autre, face àla multiplication des dispositifs d’évaluation, par exemple, que de les boycotter, purement et simplement ?

Plusieurs tendances lourdes sont donc àl’œuvre aujourd’hui au sein de l’institution scolaire : une ségrégation de plus en plus accusée, l’imposition en son sein – aussi bien au niveau des élèves que des enseignants – d’un mode de gouvernement des sujets par la multiplication des évaluations, tant des enseignants que des élèves, et une tentative d’imposer comme finalité principale àl’institution la constitution de sujets employables.
Si les analyses de La NEC permettent de mesurer l’ampleur de ces tendances, elles témoignent cependant àleur propos d’un curieux aveuglement : bien qu’elles soient sans aucun doute aujourd’hui intensifiées, ces tendances ont toujours été présentes dans l’école.


Le néolibéralisme contre l’école ?

Les évolutions actuelles mettent-elles vraiment aux prises deux adversaires, l’école d’un côté et le néolibéralisme de l’autre ? Nous pensons au contraire qu’on ne peut pas comprendre grand-chose aux évolutions en cours àl’école si on ne reconnaît pas qu’elles se « composent  » avec des traits inhérents àl’école, qu’elles s’appuient sur des principes essentiels àl’institution. Un certain nombre de traits qui définissent le néolibéralisme apparaissent même àl’examen comme des transpositions de principes propres àla logique scolaire.

L’école n’a pas attendu le néolibéralisme pour être le lieu principal où les petits d’hommes acquièrent les habitudes, les disciplines, qui leur permettront de supporter sans regimber, et même souvent d’investir et de désirer, les contraintes du salariat – comme l’organisation du temps, la spécialisation dans une tâche donnée, ou encore les relations hiérarchiques. Si ces contraintes sont transformées par le néolibéralisme, et requièrent un investissement psychique – et donc une sujétion – sans doute plus grands, le fait que l’école prenne sa part àce processus n’a rien de nouveau. Or, pour les auteurs de La NEC, cela n’est manifestement pas pertinent pour la compréhension de la situation actuelle.
De ce point de vue « l’éthique  » des enseignants – contrairement àce que suggère La NEC (p. 261-262) – n’a jamais été une chose simple, unifiée, mais toujours un mélange de valeurs tendant àla critique de l’ordre existant et de son injustice, et de valeurs tendant au contraire àle consolider. D’où la circulation de tout un vocabulaire entre l’entreprise et l’école, avec pour pivot l’incitation constante à« travailler davantage  », mais aussi à« s’investir  », à« se mobiliser  » ou à« se ressaisir  » pour « tirer profit de ses qualités  » – toutes exhortations qui, en désespoir de cause, se muent en un verdict d’éloignement : x « n’a pas sa place ici  ». Si ce vocabulaire n’a pas toujours été celui de l’institution scolaire, il est remarquable qu’elle l’ait repris àson compte extrêmement tôt – au moins depuis les années 1980 – et sans qu’il y ait eu besoin pour cela d’exercer une pression sur les enseignants – qui, faut-il le souligner, ne sont pas directement concernés (du moins les enseignants titulaires) par le « management par la peur  » (p. 44) qui touche les salariés du privé.

L’école n’a pas non plus attendu le néolibéralisme pour être ce lieu où les individus sont constamment évalués, et classés, hiérarchisés les uns par rapport aux autres, puis séparés les uns des autres sur la base de ces évaluations.
Pour dire les choses àgrands traits : il ne nous paraît pas possible de lutter – comme La NEC nous y enjoint àjuste titre – contre la multiplication actuelle, jusqu’àl’absurde, des évaluations sans s’interroger sur la centralité qu’a toujours eue dans l’institution scolaire l’évaluation, le classement et la hiérarchisation des élèves. Nous ne pensons pas qu’il soit possible de réfléchir sérieusement aux effets des nouvelles modalités d’évaluation sans les rapprocher de ceux – tout aussi délétères – des évaluations scolaires « classiques  ». Sans une critique de l’évaluation scolaire, qui a pour effet principal de transformer des différences en inégalités, sans une réflexion sur la possibilité d’évaluer autrement, notamment sans essentialiser les individus – un travail mené par exemple par les courants de pédagogie Freinet ou par la pédagogie institutionnelle, dont La NEC n’a rien ànous dire sinon qu’ils auraient contribué malgré eux àlégitimer certaines des réformes en cours, en particulier àtravers la valorisation de la notion de compétences (p. 237) –, nous n’aurons rien de concret àopposer àceux qui voudraient faire de l’école une fabrique de l’adhésion àl’ordre existant.

Pour contester l’évidement de l’enseignement, et sa réduction àl’inculcation d’une efficacité pratique, il ne nous suffira pas de défendre « des savoirs qui valent par eux-mêmes  » (p. 8), il faudra nous interroger sur la façon dont, au sein même de l’institution scolaire, et pour des raisons complexes (qui vont de la tentative de « s’adapter  » àdes publics qu’on estime « moins capables  », et qu’on enferme par làdans cette « incapacité  » [9] au rôle joué par l’enseignement dans la constitution de sujets nationaux), sont àl’œuvre des processus de réduction des contenus enseignés àdes « doctrines  », sans que soient transmises ni la façon dont ces « savoirs  » se sont constitués ni leur dimension problématique, sans que donc soit assurée pour les élèves la possibilité de construire un rapport actif et critique àces savoirs. La marge de manÅ“uvre des enseignants ici est réelle et importante [10], et il serait dangereux de la minimiser en prétendant que la redéfinition des contenus d’enseignement leur interdit de contribuer àla diffusion de savoirs et d’outils critiques.

Refoulant cette ambiguïté essentielle de l’institution scolaire, certains passages de La NEC suggèrent que ce n’est que récemment, avec la diffusion des modes d’évaluation « néolibéraux  », que l’évaluation àl’école s’est mise àposer problème, et àinduire des effets psychologiques contestables [11]. De même, tout un chapitre dénonce le fait que l’« orientation  » a pris désormais une place centrale dans l’institution scolaire, et que sa signification a radicalement changé : alors qu’auparavant il s’agissait de partir des « désirs  » de l’élève, et de ses « droits  » [12], on chercherait aujourd’hui àlui faire intégrer qu’il doit se vendre sur le marché, et àle faire adhérer àl’idée que chacun est porteur d’un « capital humain  » àfaire fructifier et àmonnayer. Mais l’orientation n’a-t-elle pas toujours été centrale dans l’école, et a-t-elle jamais été autre chose qu’un tri social ? Et les enseignants ne considèrent-ils pas souvent que l’une des dimensions centrales de leur travail consiste àjuger des « potentialités  » et des « limites  » de leurs élèves, et àdéterminer leur trajectoire en conséquence [13] ?

Dès lors, non seulement on reconnaît combien l’école se prêtait àl’investissement par la logique néolibérale, mais on en vient àse demander si le mode de gouvernement néolibéral ne doit pas beaucoup àla logique scolaire : outre l’usage systématique des évaluations individuelles et des classements, l’importance accordée àl’investissement subjectif, àl’intériorisation des règles et des objectifs (magnifiée en « autonomie  »), et l’entreprise de « responsabilisation  » des sujets qui s’ensuit sont des modalités de gouvernement qui ont été développées et perfectionnées au sein de l’institution scolaire. De même, si les développements récents du « suivi  » des individus par la constitution systématique d’archives les concernant ont suscité une indignation fondée [14], c’est làaussi une pratique qui existe depuis longtemps àl’école, et que l’on s’accorde généralement àconsidérer comme essentielle àson fonctionnement.

S’il faut complexifier l’analyse des rapports entre logique scolaire et logique néolibérale et contester la dichotomie postulée dans La NEC, c’est donc d’abord parce que la relative « ouverture  » de l’école àla logique néolibérale s’explique par une certaine proximité, voire un lien historique, entre les deux, mais c’est aussi parce la vulnérabilité de l’institution aux discours qui lui reprochent son « inefficacité  » ne s’explique que si l’on prend en compte que l’école, àla fois lieu de diffusion d’instruments d’émancipation et lieu d’inculcation de dispositions àla soumission, est animée par des finalités contradictoires qui s’entravent et se nuisent les unes aux autres [15].


Quelle école voulons-nous ?

La critique de l’école n’est donc pas un « front secondaire  », voire une distraction par rapport àla lutte contre l’extension de la logique néolibérale, comme le suggère La NEC, affirmant que : « la vieille guerre scolaire entre « conservateurs  » et « réformateurs  » a des chances de s’atténuer au fur et àmesure que les uns et les autres concevront mieux les transformations actuelles de l’école  » (p. 264). Sans cette critique, qui fera certes sans doute apparaître des lignes de fracture dans les rangs mêmes des opposants aux réformes, nous n’aurons rien àopposer àceux qui voudraient faire de l’école le lieu de constitution de subjectivités aussi adaptées que possible au marché. Sans cette critique de l’école telle qu’elle a existé – que l’angoisse de donner des armes àceux qui veulent « détruire l’école  » a fait taire depuis trop longtemps –, sans ce travail de formulation de ce que pourrait être une école réellement désirable, toutes nos « résistances  » seront vaines, hantées par le doute de n’avoir en fait rien de concret àopposer aux visées adverses.

L’éducation est un bien commun dont nous acceptons aujourd’hui qu’il soit géré pour nous par l’État, sans que nous ayons dessus le moindre contrôle. Cette « dépossession  » n’a bien sà»r rien d’exceptionnel, mais elle est néanmoins exemplaire parce que l’institution scolaire combine trois caractéristiques : elle nous importe souvent considérablement ; nous avons toutes les raisons de penser qu’elle est susceptible d’être réformée ; nous avons bien souvent sur elle des opinions relativement précises et argumentées – et, en dépit de tout cela, nous acceptons de n’avoir sur elle aucune maîtrise. Doit-on en conclure que les enjeux nous paraissent trop importants et que nous préférons nous décharger de cette responsabilité ?
Quoi qu’il en soit, il est temps de revendiquer d’avoir un contrôle collectif sur cette institution qui joue un rôle déterminant dans la reproduction de l’ordre social et dans la constitution de notre subjectivité. La question est de savoir si nous parviendrons àcesser de penser qu’il n’y a d’alternative qu’entre une gestion étatique et le libre jeu des intérêts individuels, et si nous nous donnerons l’occasion d’éprouver qu’il peut en être autrement, àl’heure où nous voyons que les diverses formes de dépossession induites par l’une et l’autre logique peuvent se combiner. Il s’agit d’inventer pratiquement un autre rapport àl’institution scolaire – au-delàdes lamentations sur la ruine de l’école.




19 janvier 2012
T T+

[1Ouvrage qui prolonge le travail entrepris par Christian Laval avec L’école n’est pas une entreprise, Paris, La Découverte, 2003.

[2Voir La Grande Mutation. Néolibéralisme et éducation en Europe, d’Isabelle Bruno, Pierre Clément et Christian Laval (Paris, Syllepse, 2010) et L’École en Europe. Politiques néolibérales et résistances collectives, Ken Jones (dir.) (Paris, La Dispute, 2011).

[3Voir Le Populisme autoritaire, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.

[4C’est notamment l’objet du chapitre 3, « Employabilité et fabrique de la subjectivité néolibérale  ».

[5Gérard Grosse remarque ainsi que le système de fixation d’objectifs et d’évaluation des résultats qui est en train de se mettre en place est aussi absurde et formel que l’était le « Gosplan àl’époque de l’Union soviétique  » (Charlie-Hebdo, hors-série « Qui veut la peau de l’école ?  », p. 40. Voir aussi, àla p. 28, les remarques relevées par le SNES-FSU et le SNUEP qui suggèrent la façon dont les résultats des évaluations sont « rectifiés  ».)
Sans doute faut-il, pour examiner cette question de l’exigence de « productivité  », distinguer la situation de l’Université et celle de l’école, dont le rapprochement porte ici àconfusion.

[6L’école n’est pas une entreprise, op. cit., p. 300-301.

[7« L’approche par compétences : une mystification pédagogique  », àlire sur le site www.ecoledemocratique.org.

[8C’est la raison pour laquelle les « redoutables problèmes techniques  » que posent « la fixation des indicateurs de performance  » ou « l’individualisation du mérite dans un travail coopératif  » (p. 33) ne sont précisément pas des problèmes pour les promoteurs de la « nouvelle gestion publique  », qui estiment que les services publics doivent être tenus de réaliser des performances quantifiées, et que les agents doivent être « motivés  » par des sanctions et des récompenses, parce que l’objectif n’est pas réellement d’accroître l’efficacité du système, mais d’accroître l’emprise du pouvoir sur les agents.

[9Jean-Pierre Terrail, De l’inégalité scolaire, Paris, La Dispute, 2002, 3ème partie, « L’adaptation aux élèves, fabrique d’inégalité  ».

[10Comme le montre par exemple l’initiative de professeurs de sciences économiques et sociales, qui ont élaboré un « contre-manuel  » pour parvenir àcontinuer àenseigner de façon critique leur discipline, dans le cadre d’un nouveau programme conçu pour les en empêcher. Voir http://sesame.apses.org/.

[11NEC, p. 245. C’est d’ailleurs aussi ce que dit explicitement le psychanalyste Roland Gori, initiateur avec Christian Laval de L’Appel des appels, dans le numéro spécial de Charlie Hebdo de septembre 2011 : « ce n’est pas l’évaluation qui pose problème, on a toujours évalué, mais la néo-évaluation  » (p. 62).

[12Cf. p. 190.

[13Une attitude dont les effets sont dénoncés par exemple par Jean-Pierre Terrail, op. cit., p. 67-69 et chap. III. « Les attentes des enseignants  » et IV « Les effets de l’étiquetage  ».

[14Avec notamment la constitution du Collectif national de résistance àBase-élèves, http://retraitbaseeleves.wordpress.com ou encore l’appel « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans  », initié notamment par Roland Gori (voir note 16).

[15Cette analyse est au fondement de toute la démarche d’une revue comme N’Autre école, la revue de la fédération CNT des travailleurs de l’éducation.