Portement de croix

Bah nous – aussi ! une autre vadrouille ! vadrouille épique ! vers la Russie ! ah oui ! tu seras jeune mère, toi ! et je vais porter le gosse ! notre enfant vers la neige-nouvelle-née ! et quel gosse et quelle neige ! à sauter dedans yeux ouverts ! les congères aux ivrognes joyeux ! encore hier, c’était fou - quelle tourmente ! je m’en souviens ! ouragan ! j’ai eu les narines pleines de neige ! et là – comme après le passage d’un démon tout est - calme et bonace. steppe est morte. tout est – paix…

Tu verras le vrai portement de la croix ! portement d’un gosse magique vers le blanc ! notre fils ! sur mes épaules ! vers le Nord ! toujours et re-toujours ! narines vers l’Est, mais cul à Londongrad – on part vers mon domaine !

Combien de gosses j’ai eu sur mon dos ?! ho ! des bataillons ! de tous calibres ! et voilà – lui, notre fils ! boule de vie enchantée ! comme la joie qui est née de la souffrance ! l’homme ancien j’étais ! oui. mais là – plus de dimitrerie, ni connerie, plus de pet perdu, mon lecteur ! la souffrance qu’on enfante, cet enfant mort-né presque, devient un jour, un jour de chagrin intenable – le savoir qui enfin nous accouche. yeux nouveaux et. on devient nous-mêmes. on renaît juste avant de mourir…

Mais t’inquiète, je le tiendrai bien, notre fils ! il tombera pas, lui ! je connais les gosses, moi ! les yeux d’un enfant cherchent le feu. les pieds d’un enfant aiment la chute ! ça – oui ! mais je le tiens ! et puis j’ai tout prévu, moi ! tout planifié ! de A à Z de tous les alphabètes !

J’ai tout concocté, mais tout ! les bottes en feutre et les fichus en laine de babouchka ! tout est en place ! juste accorder les GPS du cœur et ! dans ma tête – je rampe déjà ! plus vite qu’un ver de terre du printemps russe ! chaque pas et halte, églises, villages, bouillie de sarrasin, chou, cornichons, lard, pain noir ! voyage bien à l’ancienne ! la bouffe bio et tout ce que tu voudras ! pélerinage de rêve ! même vieux Tolstoï n’oserait rêver pareil !

Et on verra la chose, toi-moi ! on aura les yeux bien plus grands que les lacs ! et la tristesse comme les poissons qui y vivent et qui y meurent muets… tristesse de la steppe de l’âme humaine. vraiment infréquentable ! pas d’« Otchi tchernyia » alors ! ni en suppo ni à l’oral ! la steppe la steppe la steppe… à pas d’hiver ! froid et ours insomniaques qui rôdent ! ou tu verras même pas… la chose se cache ici bien autrement ! ni dans le cœur ni sous la langue gelée des morts de l’hiver dernier ! morts et très morts des steppes ont rien à dire au printemps ! il est lent ici. en limace il vient ! pour tout voir là – faut bien fermer les yeux ! serrer à mort les yeux et. tu verras des choses… tes yeux de miel faut les fermer et… l’ours du réel lèchera nos yeux, oui, il lèchera l’albugo de nos yeux ahuris. les tiens - de miel sauvage, les miens – jean délavé, jean sale. mais ça sera pas la fin… ah non ! loup du réel sera notre ombre. jour après jour du côté gauche – glissera, tournant la gueule vers nous. les yeux de la steppe nous suivront. oui. jusqu’à ce qu’on devienne toi-moi – vision. juste la vision. juste ça et. tout deviendra silence. dehors et dedans. au Nord de l’âme ! silence après la chute des anges… ça sera pour nous. silence de la vision. silence après la chute de tout. après tant de bruits. de cris dans les entrailles, tant de fureur ! des mots… oui. mots ! ne sont que les parachutes troués, mon sang ! de l’âme qui tombe. quand les âmes passent aux langues mortes, la mienne passe au slavon ! oui. mais là – c’est bon. c’est déjà trop ! vois ! comment l’âme se déshabille des mots…

Allons ! d’abord - Allemagne, puis Pologne ! ensuite Ukraine ! avec Gogol on mangera des cerises ! et puis c’est Sainte Russie qui s’ouvre… rideau immense ! et là - on entre dans l’hiver ! et puis plus loin ! on dormira dans les écoles ! petits villages enneigés ! pas question en été ! en hiver ! et toujours vers le nord, vers Novgorod, vers la nuit polaire ! et enfin, très enfin on viendra à quatre pattes vers Volkhov, là où rôdait Ivan avant de dévorer la ville blanche et puis et puis on tombera à genoux une fois pour de bon et comme ça - on entrera dans les églises blanches comme fiancées !

Mais d’abord, très d’abord – le Pskov ! on fera un tour de ville puis - vers Novgorod ! celle-là ! cette fiancée si belle, la ville si blanche ! que tzar Ivan a mutilée ! la belle aux bras coupés ! elle se repose dans les forêts de bouleaux… se cache ! murs sur lesquels Ivan et toute sa bande pissaient, riant ! démons qui ont bu tous les lacs autour ! Volkhov ! dans le creux de la haine ont lapé ! dans le creux de sabot de colère ! pour, ensuite tout repisser sur fiancée si haute ! sur tes murs blancs… murs libres ! murs sales. plus sales qu’un drap du meurtre ! la neige de ce massacre tombe encore ! oui et re-oui ! je te dis - on sera pas seuls, nous, ah non ! la foule la plus jolie – devant, derrière et nous – dedans ! ça sera nous – cette foule ! la foule que nous sommes tous – sortira de nous et - marchera devant, derrière et chantera louanges à 20 mille gorges ! basse bien classique ! basses Russes, basses légendaires ! corbeaux, ces rossignols de Sibérie chantent basse ici aussi ! plus basse que Chaliapine ! puis encore plus bas ! à ras-de-terre ! à ras-de-bouches de morts ! pas si loin leurs gorges ! pas si profondes les tombes ici ! froid et tout. la terre gelée… ils chantent à nos semelles, les morts…toujours et re-toujours ! je les écoute avec mes pieds – oreilles collées aux semelles ! prière perpétuelle à réveiller les ours dans leur tanière humide ! ils se retournent déjà ! le cul à la sortie ! printemps au pif ! prière du cœur à débucher de toutes forêts – castor, blaireau et lynx ! ils nous suivront miaulant, grognant et clatissant ! en chœur bien différent mais chœur ! vaches, veaux, agneaux et boucs ! toutes bêtes à cornes, Ajax docile en tête ! en soprano ! tête nue ! Sophocle - Eschyle, en arrière-garde ! bras dessous dessus, pieds nus ! et les forêts… forêts ! elles marcheront avec. et quelles forêts ! ensorcelées ! qui ont dormi des siècles – seront debout ! et – s’avanceront chantant… lentement, féeriquement, comme les bateaux de la joie, navires de bonne nouvelle - entrent dans le port d’hiver ! hiver d’attente. hiver à perdre 300 ans ! hiver noir. quel défilé… et nous, toi-moi – bien au milieu de la soupe ! et combien chaude !

Si tu me perds – tu me retrouveras – cherche le bonnet vermeil ! ta culotte rouge sur ma tête, culotte à mille visions ! ho-ho ! et pas de blagues ! vrai portement de vraie croix ! pas celle de silicone ! et j’en ai vu des portements ! beau marathon à 300 verstes ! gosses, femmes enceintes et tout ! nos poux, et chats tigrés aux yeux d’agate et chiens aux yeux marron ! et poules ! j’ai oublié poulettes sacrées ! mais pas de coqs ! ah non. que je sois serpent à sornettes jusqu’à la fin des fins, coq – non, pas vus. cela me paraît bizarre aussi, mais - pas un seul. je dis ce que j’ai vu. point !

Regarde pas trop autour ! pèlerinage en ex-voto, ivrognes, popes en fuite, pieds nus, dos tatouées comme chiottes d’un collège chaud ! et quels dessins ! églises et monastères ! aux poitrines - Lénine, Staline et Marx grimacent ! torses nus, chantant, marchaient, portant leur monastères avec tous les moines et diables ! les dos si larges ! et ça bougeait les tatouages ! moines couraient dans tous les sens, s’affairaient fort mais fort ! les murs – aussi ! se dilataient ! coupoles – tanguaient ! 4 heures j’avais tout ça devant ! pope marchait bien, moi aussi, lui – torse et pieds nus, moi – emmailloté comme nouveau-né ! la neige tombait… et la vapeur, vapeur magique montait du corps… le pope devant de temps en temps faisait le signe de croix avec un crucifix en bronze ! avec une seule main gauche ! 25 kilos ! j’ai vérifié après ! et ça pesait dix tonnes !

Si on a encore le jus – on tourne au Sud. un crochet vers Constantinople ! juste deux jours ! juste réchauffer les billes ! cette ville, la torche éteinte. mais quelle équipe c’était ! ils jouaient en première ligue avant ! Justinien II ! je le vois d’ici, empereur au nez coupé ! la marâtre de Baba Yaga qui s’envole à la fête est une Miss France à côté ! de loin et de près ! les langues méchantes disaient qu’il s’était concocté un nez en or ! s’il était encore vivant – elles auraient été mortes ces langues ! bien coupées ! et puis un autre, aussi drôle qu’ un ours parano ! Constantin Copronyme ! nom de crotte ! Iconoclaste à faire tordre le nez au Christ de la plus grande icône dorée sur les porte du palais Chalké ! mais quelle ambiance ! on s’ennuyait là-bas bien autrement ! ça donne envie de venir ! nez bien caché ! avec un vieil copain ! pépé Kalachnikov !

Mais toi ! où es tu ?! un bébé phoque tu nages avec ta sœur ! vous avez prévu la piscine, tu m’a dit ?! bien ! mais ton âme – là, bien loin de tes glaces parisiennes roule ses yeux dans la steppe ! ne la quitte pas des yeux… steppe infinie ! et cette neige… dernière-née de l’hiver ! la neige sans misères. sans pleurs est cette neige. sans lèvres ni prières. la neige aux âmes… même l’agneau nouveau-né en sera jaloux ! il a ses yeux de braise éteinte, l’agneau. mais ce tapis, tapis d’hermine, tapis pour les pieds qui sont pas d’ici… et tout ça - jusqu’à la Chine ! balade à rajeunir trente mille Mathusalem ! y a de quoi tomber à genoux ! jusqu’au cou dans la neige ! toi-moi ! en chien mourant tomber sur le dos et se rouler sur ce tapis ! que l’innocence rentre dans chaque pore ! moi-toi ! et à la fin que l’effroi sacré nous fasse frémir et nous mette bien debout ! plus vite qu’un cil ! pour qu’elle, notre âme, notre enfant jamais-née - joue, enfin seule, sur ce tapis ! oui… juste un peu. un coup de cils – soit sans nous, toi-moi ! soit vivante !




2 juin 2014
T T+