Notre famille (texte inédit)
NOTRE FAMILLE
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On y est tous, mais tous, ma smala, et même les pas encore nés – on y est ! Bruegel ! on est tous nés de sa salive ! pas assez mûrs pour Bosch ! pas encore, faut pas pousser, mais à point pour Bruegel ! ça – oui ! un coup d’œil et je suis chez moi ! tout est là ! vous avez tout vu.
Ma famille et nos fêtes et rêveries à la gueule ouverte pleine de mouches qui copulent, et soleil, et nuages gonflés comme braguettes et. journées d’automne, journées de cristal quand l’hiver retient le souffle et puis – moissons d’âmes, mains gelées, et on s’écroule et on roupille comme hache sur billot. journées fraîches et nuits qui se rallongent… et on voit à travers ces journées de rubis - forêts rouges et vermeil, forêts or ! ça ne dure qu’une semaine. oui. semaine sainte du Nord ! même aux enfers y en a une ! semaine, quand l’hiver éternel cherche sa nappe ! matins au ventre couleur grenade comme bouvreuils en janvier, couchers et aubes saphir ! mon sang ! les journées pour renaître sans mourir.
Et enfants et leurs luges et lacs, mille et un sous la glace et patins et joie ! oui. joie ! c’est la nôtre ! la mienne ! et c’est nous sur la glace ! et lui ! – en corbeau venu de l’autre côté du soleil nous observe, en vieux chat. nos grimaces et nos dos de cloportes, nos batailles de boules de neige, et nos paix. nos gosiers et nos danses et raspapouilles de crabes, nos croix et gibets, paratonnerres de notre misères et nos démons petits et gros, et nos gaules hivernales et potences et potences au loin… et labeur et encore et toujours. et nos mains dans la terre et la terre sous les ongles…
Et alors ? et pépé Jo ? pour vous donner une idée ! si vous avez vu ce Bruegel, « La danse des paysans » – vous l’avez vu, mon pépé. il est dedans ! tout à gauche, en train de rouler une pelle éternelle à une paysanne beurrée. il a un bonnet rouge, lui, et elle – en a un blanc. vous allez vite les reconnaître – ils sont aux anges ! mais chut et archi-chut ! en aparté ! sa femme est là ! sa babouchka ! elle rôde ! jalouse comme un hongreur ! d’une table à l’autre ! elle est pas drôle, elle ! à découper popole mythique de papy Jo en dix rondelles !
couteau entre les dents elle rôde ! la honte !? elle connaît plus la honte ! susurre sans lâcher le surin ! « c’est lui, ton grand-père qui doit en avoir ! et moi – je vais la lui couper, la honte ! »
Il avait peur d’elle. deux guerres et il avait peur de sa femme. peur mystique. elle était le miel qui coule sur un rocher… et rocher était dur. et miel devenait amer à la long.
Et moi ? j’y suis pas. je suis dans un autre Bruegel. « Massacre des Innocents ». en soldat plus maigre que son épée ! c’est moi. et j’arrive même pas à soulever ce truc ! et pourtant je m’y efforce eh comment ! gueule en betterave mais j’arrive pas et je les massacre des yeux ! un jour – j’y arriverai… je le soulèverai ! et c’est moi qui parle ! Achille de poche ! aigle Aiglovich ! Ajax Télamonide ! tout déchaîné à déchirer dix vers de terre d’un coup ! mais quel énergumène ! je n’arrive même plus à bander correctement, sinon en bonzaï, mais - j’agite le chiffon ! eh comment ! quelle bannière ! moins on arrive – plus on tourne autour !
Mais c’est une autre biroute, aurait dit papy Jo. toi, Papychka, toute ta vie tu ne rêvais que de soulever des choses pas plus lourdes que ta bite ! sinon à deux ! et t’as dû soulever des choses ! corps, torses, bras et jambes arrachées, gelées, mais vraies bûches ! et l’hiver à Stalingrad ! et bûches bottées ! et toi qui jettes dans le feu la jambe que t’as trouvée dans une congère et pris pour une bûche ! mais les bûches portent pas de bottes ! et puis à la fin – si ! les forêts enneigées de l’Oural et puis toute la taïga se mettent en marche ! on fera combien mille de mille de jambes en bois avec ! mais ça sera après ! oui. en rentrant victorieux ! mais avant - libération de Minsk ! Kiev ! combien de têtes t’as soulevées ! têtes vivantes, et puis mortes, têtes trouées à voir la Lune à travers ! tu disais que – les trous pèsent plus lourd que le reste du corps. ah ça – oui, je te crois.
Ma famille et nos fêtes et rêveries à la gueule ouverte pleine de mouches qui copulent, et soleil, et nuages gonflés comme braguettes et. journées d’automne, journées de cristal quand l’hiver retient le souffle et puis – moissons d’âmes, mains gelées, et on s’écroule et on roupille comme hache sur billot. journées fraîches et nuits qui se rallongent… et on voit à travers ces journées de rubis - forêts rouges et vermeil, forêts or ! ça ne dure qu’une semaine. oui. semaine sainte du Nord ! même aux enfers y en a une ! semaine, quand l’hiver éternel cherche sa nappe ! matins au ventre couleur grenade comme bouvreuils en janvier, couchers et aubes saphir ! mon sang ! les journées pour renaître sans mourir.
Et enfants et leurs luges et lacs, mille et un sous la glace et patins et joie ! oui. joie ! c’est la nôtre ! la mienne ! et c’est nous sur la glace ! et lui ! – en corbeau venu de l’autre côté du soleil nous observe, en vieux chat. nos grimaces et nos dos de cloportes, nos batailles de boules de neige, et nos paix. nos gosiers et nos danses et raspapouilles de crabes, nos croix et gibets, paratonnerres de notre misères et nos démons petits et gros, et nos gaules hivernales et potences et potences au loin… et labeur et encore et toujours. et nos mains dans la terre et la terre sous les ongles…
Et alors ? et pépé Jo ? pour vous donner une idée ! si vous avez vu ce Bruegel, « La danse des paysans » – vous l’avez vu, mon pépé. il est dedans ! tout à gauche, en train de rouler une pelle éternelle à une paysanne beurrée. il a un bonnet rouge, lui, et elle – en a un blanc. vous allez vite les reconnaître – ils sont aux anges ! mais chut et archi-chut ! en aparté ! sa femme est là ! sa babouchka ! elle rôde ! jalouse comme un hongreur ! d’une table à l’autre ! elle est pas drôle, elle ! à découper popole mythique de papy Jo en dix rondelles !
couteau entre les dents elle rôde ! la honte !? elle connaît plus la honte ! susurre sans lâcher le surin ! « c’est lui, ton grand-père qui doit en avoir ! et moi – je vais la lui couper, la honte ! »
Il avait peur d’elle. deux guerres et il avait peur de sa femme. peur mystique. elle était le miel qui coule sur un rocher… et rocher était dur. et miel devenait amer à la long.
Et moi ? j’y suis pas. je suis dans un autre Bruegel. « Massacre des Innocents ». en soldat plus maigre que son épée ! c’est moi. et j’arrive même pas à soulever ce truc ! et pourtant je m’y efforce eh comment ! gueule en betterave mais j’arrive pas et je les massacre des yeux ! un jour – j’y arriverai… je le soulèverai ! et c’est moi qui parle ! Achille de poche ! aigle Aiglovich ! Ajax Télamonide ! tout déchaîné à déchirer dix vers de terre d’un coup ! mais quel énergumène ! je n’arrive même plus à bander correctement, sinon en bonzaï, mais - j’agite le chiffon ! eh comment ! quelle bannière ! moins on arrive – plus on tourne autour !
Mais c’est une autre biroute, aurait dit papy Jo. toi, Papychka, toute ta vie tu ne rêvais que de soulever des choses pas plus lourdes que ta bite ! sinon à deux ! et t’as dû soulever des choses ! corps, torses, bras et jambes arrachées, gelées, mais vraies bûches ! et l’hiver à Stalingrad ! et bûches bottées ! et toi qui jettes dans le feu la jambe que t’as trouvée dans une congère et pris pour une bûche ! mais les bûches portent pas de bottes ! et puis à la fin – si ! les forêts enneigées de l’Oural et puis toute la taïga se mettent en marche ! on fera combien mille de mille de jambes en bois avec ! mais ça sera après ! oui. en rentrant victorieux ! mais avant - libération de Minsk ! Kiev ! combien de têtes t’as soulevées ! têtes vivantes, et puis mortes, têtes trouées à voir la Lune à travers ! tu disais que – les trous pèsent plus lourd que le reste du corps. ah ça – oui, je te crois.
Dimitri Bortnikov
12 septembre 2014