Soudain, le noir réalité...

Rassemblement devant la mairie de L’Ile-Saint-Denis, jeudi 8 janvier



On avance à la rame, dans sa résidence d’écriture. Parfois on rame. Parfois, on avance, l’écriture comme les relations semblent porter leurs fruits. Parfois, avancer, c’est aussi admettre qu’on ne fera ni le tour d’un territoire, ni l’exploration de ses problématiques en six mois. C’est admettre qu’à dix km de Paris, en voulant percer – même collectivement– les mystères d’une ville, on se retrouve parfois comme Fabrice à Waterloo. C’est apprendre la patience, les étapes, les avancées et des reculades d’un processus tout sauf fluide.

On avance, donc, dans un récit de fiction, traversant un territoire – la petite ceinture parisienne – dont on ne prétend pas tout connaître, et dont on va donner sa vision : traversante, fragmentaire, faite de rencontres, et aussi (surtout ?) d’ignorance. On se documente, toujours partiellement, une idée nait d’un dialogue, d’une conversation attrapée au hasard, d’un déjeuner dans un petit restau, d’un café au comptoir, de flâneries dérivantes.

La marionnette du Théâtre du Soleil à la manifestation du dimanche 11 janvier à Paris




Et soudain, l’actualité. Qui te rappelle que tu es journaliste. Qui oppose à la violence fictionnelle que tu as inventée – nourrie d’autres romans noirs comme de faits divers – celle que tu n’aurais su ni imaginer ni traiter. Impossible d’en décoller, plusieurs jours, où ton récit te semble dérisoire. Du Agatha Christie, quasiment, dans un monde scénarisé par James Ellroy ou Caryl Férey. Le puzzle intellectuel qui te séduit dans le roman policier devient ridicule face à la tuerie collective dépourvue de mystère, sinon de causes aux racines profondes. Parler de la fabrication de la ville, de quelques mafias bétonneuses (là, je « spoile », comme on dit sur les rézosocio), d’utopies squatteuses, d’étranges coutures du territoire, ça ne devient pas un peu dérisoire tout ça ?

Et puis, tu es en banlieue. À Saint-Denis, dans ce territoire objet de tous les fantasmes «  Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte » titrait Thierry Jonquet, dans un livre brillant mais contestable et contesté, à propos de ces « jeunes de banlieue » qu’on ne sait plus que nommer que par périphrases. « Musulmans » parfois à leur corps défendant, suspects quotidiens de la police, suspects aujourd’hui de « n’être pas Charlie ».
Peu importe qu’on ne soit pas forcément Charlie non plus à Neuilly, Béziers ou Beaucaire, peu importe que ce territoire n’ait été à aucun moment le théâtre des opérations et que ses protagonistes n’en soient pas issus : ses réactions sont scrutées à la lorgnette dans une presse vampirique avide de « on vous l’avait bien dit ». Tu avais mesuré la réactivité de certains de ses habitants blessés par le spectacle «  Exhibit B » contre d’autres le défendant. Tu avais un instant cédé au pessimisme, croyant le dialogue impossible, entre défenseurs de la liberté artistique et communauté se sentant agressée. Jusqu’à découvrir, dans un débat quelques jours plus tard, qu’on pouvait se parler... [1] Comme on s’est parlé, chaleureusement, sur le parvis de la mairie de l’Ile St-Denis où un rassemblement à l’image de la ville avait lieu le jeudi 8 janvier.

Et maintenant, qu’est-ce que tu vas en faire, de l’irruption du réel dans tes vélléités de fiction ?

La réponse est venue calmement après quelques jours : « en fait, rien ». Rien qui bouscule en tout cas. Tu vas continuer à explorer, à rencontrer, à parler. Tu changeras le nom de tes ateliers : même au nom de l’humour Charlie, ça devient compliqué de convier à de « petits meurtres entre amis... »

La récupération, même fictionnelle, n’est pas de nature à nourrir ton roman qui veut s’ancrer dans un autre temps que celui de l’actualité, fut-elle tragique. Peut-être qu’elle sera là quand même, entre tes lignes, cette tragédie. Dans une exploration de ce qui fabrique le besoin de tuer, dans la bascule entre le polar comme lieu de spéculation intellectuelle et comme lieu d’exploration du noir de la psyché humaine.

15 janvier 2015
T T+

[1Lors d’une débat organisé par le PCF à son siègle place du Colonel-Fabien à Paris