Histoires (jour 2)
Au lycée (Nobel) j’ai eu un frisson, comme devant un trou de mémoire. Quel est ton sujet ? Ton projet ? Étrange, je me revois assise près de l’écureuil. L’aventure est totale. Aventure, j’ai dit. J’ai parlé des villes dans lesquels je suis moi-même, par lesquelles je passe. J’ai dit que je croyais que ce qu’on fait de mieux, toujours, c’est de passer (traverser). Insupportable que les circulations soient empêchées (à qui que ce soit). Clichy-sous-bois après Guéret et le plateau de Millevaches, où Marie racontait (avant-avant-hier) la ressourcerie et la maison collective, où Claire disait le manque d’eau - et je pense à un article lu récemment sur le succès, ou le risque du succès, du djihadisme au Burkina Faso : les récoltes se titrisent, les exploitations grossissent, l’eau manque, les rivalités sont grandes, d’autant plus que les services publics laissent à désirer, dans le Nord du pays, les fonctionnaires chargés de garantir le peu d’Etat (restant, manquant) ne parlent pas la langue des habitants (peuls), se montrent intransigeants avec ceux qu’ils accusent de terrorisme, qui peut-être ne font que protester (maladroitement) contre la crise de l’Etat social et l’effroi climatique. Les exécutions sont nombreuses, la population victime ou craignant de l’être se tourne vers le djihadisme (prophétie auto-réalisatrice), aujourd’hui (jeudi 24 septembre), enfin il pleuvait, enfin. Le pacte de l’asile et de l’immigration, européen, qu’on avait lu la veille, au soir : on avait envie, serrant les poings, de hurler.
Quel est mon projet ? Je vais vous dire, je vais vous dire.
Les frontières : des endroits de paroles, à condition qu’on mette dans le sac paroles les mensonges, exagérations et bavardages, à condition qu’on ne répète pas (jamais, à personne) ce qu’on y comprend : ce qui a le don de compliquer la notion de paroles. Des endroits pour des histoires et pour les secrets.
J’ai une histoire, elle est parfaite. À un endroit frontière. Ici on parle basque, français et espagnol. Ou juste l’une des trois langues, et les autres mal. Plus l’anglais de tout le monde. Des gens sont de passage, ils ont des trajets inattendus, forcément compliqués. Ce soir-là, ils viennent d’Afrique de l’Ouest et de Syrie. Ils parlent français, arabe. Une bénévole, locutrice du castillan, explique aux jeunes gens d’Afrique de l’Ouest qui vont tenter de passer cette (dernière) frontière comment le faire. Elle veut dire que dans le bus, il s’agit de passer inaperçus au moment des contrôles. Elle va les aider à se vêtir comme n’importe quel jeune - à être invisibles, dit quelqu’un. A passer inaperçus. Quand tu vois un policier, tienes que esconder. Esconder : la bénévole, qui n’a jamais autant parlé français que depuis que de jeunes Guinéens passent par là, cherche le mot en français. La mémoire fonctionne à l’oreille : il y a un CH dans le mot français pour dire esconder. C’est vrai. Elle a trouvé : quand tu vois le policier, tu dois chanter. Quand tu vois le policier, tu dois chanter. Elle le dit aux jeunes francophones. Qui se montrent un peu étonnés. Ils sont polis, mais étonnés. Bientôt, tout le monde rit. La bénévole s’est reprise. J’imagine un policier monter dans le bus et tous les garçons entonnent en chœur un chant. J’explique l’erreur de traduction en anglais au jeune Syrien près de moi. To hide, to sing. Chanter, cacher. J’insiste sur les CH communs. Il comprend. Il explique en anglais : il y a une sourate du Coran qu’on peut répéter quand on souhaite qu’une chose reste secrète. Sur Youtube, il nous fait écouter la sourate de l’invisibilité. La sourate magique, dit un garçon. Quand on voit un policier, on chante au fond de soi pour qu’il ne nous voie pas.
Voici ce que nous avons donc (jusque-là) : des histoires, des aventures, le jeune âge. Des envies d’histoires. Je n’en démords pas : raconte moi quelque chose d’important, d’étonnant.
Passer, traverser, car oui, on traverse, quoi qu’il en soit. Ce n’est pas tout. Partout où je vais, j’aime savoir comment on accueille. C’est-à-dire : qui vient chez moi ? Quel hôte ? Ici, à Clichy, j’ai pris deux bus, le 604 et le 613. Chaque fois, dans les bus, dont le chauffeur n’est pas séparé, par une vitre, des passagers, chaque fois, dans les bus, quelqu’un a demandé de l’argent. J’ai eu honte de ne pas donner à ce monsieur, un seul bras, le moignon à l’air, alors que tout le monde lui donnait. Qu’est-ce qui fait qu’on accueille chez soi quelqu’un ? Comment dire un bord ? Chez soi : la définition ? L’hospitalité ? Ce qu’on est ensemble (quartier, village, ville, communauté, etc) ? L’autre ? Et puis (donc) : qu’est-ce qu’un pays (ou un territoire - je ne tiens pas absolument au mot pays).
Le trou de mémoire, quand, au lycée Nobel, il faut répondre : alors, ton projet ?
Pour venir de Paris, ou y aller, il y a plusieurs façons mais cette solution est pratique et peut-être la plus rapide : bus jusqu’à Aulnay puis RER B, 6 euros. La gare d’Aulnay, le jeune homme, sans un mot, prend ma valise pour la monter. Clichy-sous-bois, la pharmacie dans le quartier (ou lieu-dit, tout petit) La montagne. Je cherchais l’ASTI dans les tours, je me trompais (le GPS indiquait un temps à rallonge, 7 minutes, 8, 10), des jeunes : tu n’es pas près du but, là, ils confondaient avec les Restos du cœur, ils m’y envoyaient. Je note sur mon carnet. Marie est comptable : elle va me raconter la vie associative de la ville, et la fin de la Régie, qui faisait tant de choses, du nettoyage à l’aménagement de la forêt. Avec Faridah, on a des sujets de recherche communs, entre Oran et Annaba. Les Harragas (pas les subsahariens, dit-elle). Ceux, je dis, qui partent en jet-ski, on rit. Sans passeur. Mais les jet-ski, c’est vrai.
Essayer de comprendre ceci : quand l’Etat a décidé de reloger les gens qui vivaient dans ces tours-là (que tu ne vois plus, détruites), il a dédommagé les gens, l’habitat était insalubre, chacun a récupéré quoi, quinze mille, vingt mille euros, mais ils étaient propriétaires et ils ne le sont plus. Un drame à bas bruit. Le centre social : fermé à midi, mais après 13 heures trente, la prochaine fois. J’irai aussi à la bibliothèque du Chêne pointu. Le chêne pointu. Où le projet est de détruire, sur dix ans. Les gens sont moins attachés aux lieux, des marchands de sommeil ont loué, depuis peu, c’est pas tout à fait le même drame (j’entends).