FLAKING LEGS IN LIMERICK, DUBLIN AND CORK

FLAKING LEGS IN LIMERICK, DUBLIN AND CORK

Traduire l’anglais non académique



Atelier de traduction à la bibliothèque Germaine-Tillon 75016, 27 janvier 2024


L’anglais est parlé et lu dans le monde sous des formes multiples : il varie beaucoup d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre, et même d’une ville à l’autre, pour ne pas dire d’une rue à l’autre !
Comment traduire alors dans un français beaucoup plus uniforme la langue d’un village de l’Irlande de l’Ouest, cet Hiberno English qui garde sous l’anglais britannique une structure grammaticale, des tournures et un lexique hérité de l’Irlandais ? Longtemps interdit en plusieurs siècles de domination anglaise, l’Irlandais est resté très vivant dans la poésie, la musique, la littérature ; il est enseigné aujourd’hui dans toutes les écoles primaires.

Un atelier de traduction, ce n’est pas une épreuve comme à l’école, où il s’agit de faire état de ses connaissances. C’est au contraire un temps de réflexion sur notre langue, le français, et sur le passage d’une langue à l’autre. Nul besoin d’être « bon en anglais » pour cet exercice : un mot à mot est toujours disponible, et on peut très bien s’essayer à une traduction du mandarin ou du persan sans en déchiffrer un caractère.
Dans notre atelier d’aujourd’hui, il ne peut pas y avoir de mauvaises réponses parce que toute proposition de traduction, qu’elle soit retenue ou non, donnera lieu à une discussion, et c’est le but du jeu. Traduire, c’est écrire, et surtout réécrire !

J’ai eu la joie de traduire les derniers romans parus de Donal Ryan, et le recueil de nouvelles Soleil Oblique (A Slanting of the Sun) d’où est tiré l’extrait que nous allons traduire ensemble. Donal Ryan raconte comment, lors d’une rencontre littéraire, il a été pris à partie par une journaliste qui l’accusait de rendre - à lui tout seul - vulgaire et ridicule la littérature irlandaise.
« Tous les anglais se moquent de nous. Vous êtes une honte pour la littérature ».

Elle a jouté qu’elle ne comprenait pas les louanges adressées à un auteur qui ne faisait qu’écrire avec « l’argot et la langue râpeuse de ses congénères » (The slang and grit of his own people).
Donald Ryan était si heureux de cette formule « Donal Ryan écrit dans l’argot et la langue râpeuse de ses congénères » qu’il aurait demandé à son éditeur d’en faire un bandeau pour son nouveau roman… Ajoutons qu’un titre du journal Le Monde n’était pas loin d’exaucer son souhait (« La plume dans la terre d’Irlande », Maylis Besserie, 23/06/19).

Les « congénères » de Ryan (his own people) ce sont les gens de Nenagh, une toute petite ville près de Limerick, les voisins de ses parents, les gamins avec qui il a grandi. Ce sont eux qu’on retrouve dans ses nouvelles et ses romans, depuis le premier, Le Cœur qui tourne, (The Spinning Heart) jusqu’à celui qui paraîtra en aout 2024, Heart Be At Peace.
Le chauffeur de bus Paddy Screwballs par exemple, (traduit avec l’accord de l’auteur par Paddy Le Fêlé) sorti de Une Année dans la vie de Johnsey Cunliffe (The Thing about December), continue son parcours d’alcoolique solitaire dans Soleil Oblique. Paddy cherche toujours chez les habitués du pub, et jusque dans les plaisanteries cruelles dont il fait l’objet, un semblant de chaleur humaine.


Soleil Oblique
Albin Michel 2023
Nominé pour le Prix des Ambassadeurs de la francophonie en Irlande 2024

Dans ce recueil de nouvelles, dix-huit narrateurs et trois narratrices tissent leurs récits, chacun apportant sa pièce du puzzle, son éclairage, sa voix. Leurs témoignages sont drôles et poignants, banals et extraordinaires. Certains ne trouvent pas les mots pour dire ce qu’ils ressentent. Exclus, Travellers, réfugiés, déclassés, trop jeunes, trop vieux, on ne leur a jamais donné la parole, mais leurs silences parlent. Leurs vies sont dures et leurs cœurs tendres, comme celle du barman dans « Aisling ». Pour leur donner une voix en français, il faut d’abord bien les entendre, c’est-à-dire lire, relire et relire encore, à haute voix de préférence.

AISLING, page 1

I ALWAYS SEE something on my half-two fag break. It’s the way I have a view out the archway and onto the street. I got a hop there when my eye landed on her, walking in along with her new fella. My hands have pins and needles and I know from them that my heart skipped a beat. I don’t know exactly how new the new fella is, but he’s newer than me, that’s for sure. My oul fella said he spotted her in town during the week all right but I thought he was raving. They’re holding hands. The last time she seen me I’d have had a bit more hair and a smaller belly but definitely she would recognize me if I stood out in their path. I’ll step back a bit, and let the open door shield me. The new fella looks like a right langer. One of them lads that’s all gym muscles, never lifted a block or a keg nor done a proper day’s work. She has a summery-looking frock on her, shortish. She always used think she had flaking legs. She had in her hole. They were all right, like. Ah fuck it, they were perfect. They still are.


  • • Le texte publié chez Albin Michel dans ma traduction :

JE DÉCOUVRE toujours quelque chose pendant ma pause clope sur le coup de deux heures et demie. C’est parce que j’ai une bonne vue sur la rue depuis le seuil, sous l’auvent. Alors ça m’a foutu un coup quand je l’ai aperçue avec son nouveau jules. J’ai eu des fourmis dans les doigts et je sais que mon cœur s’est arrêté de battre une seconde. Je ne sais pas à quel point le nouveau jules est nouveau, mais il est plus nouveau que moi, ça c’est sûr. Mon père m’avait bien dit qu’il l’avait repérée en ville cette semaine mais je croyais qu’il yoyotait. Ils se tiennent par la main. La dernière fois qu’elle m’a vu, je devais avoir un peu plus de cheveux et un peu moins de ventre, mais c’est sûr elle me reconnaîtrait si je me plantais au milieu de leur chemin. Je vais reculer un peu pour que la porte ouverte fasse écran. Le nouveau a tout l’air d’un blaireau. Un de ces types qui font beaucoup de muscu mais qui n’iront jamais soulever une brique ou un fût de bière et qui n’ont jamais fait une vraie journée de travail de leur vie. Elle porte une petite robe qui sent l’été, plutôt courte. Elle était persuadée qu’elle avait de la peau de crocodile sur les jambes. J’t’en fous. Elles étaient pas mal du tout, ses jambes. Merde, elles étaient parfaites. Elles le sont toujours.


  • • Les propositions tout aussi intéressantes retenues au cours d’ateliers :

« Tête de gland » est particulièrement bien trouvé puisque l’expression rend bien la dimension grivoise du terme (langer est une saucisse…) très répandu dans la région de Cork, où il s’utilise même dans un sens plutôt affectueux (pas ici, bien sûr). Branleur (wanker) est très bien aussi pour la même raison, mais j‘y avais renoncé de crainte que l’éditrice le juge trop vulgaire…

“She had flaking legs” ce détail, la peau des jambes qui pèle, me paraissait un peu étrange dans le contexte. Mais comment le comprendre autrement ? Je connaissais bien le terme argotique Flake, qualifiant le genre de personne qui ne tient jamais ses engagements et qui se fâche quand on lui demande des comptes, mais il ne pouvait pas s’appliquer ici.

Le Larousse bilingue propose : Flake : flocon, paillette, écaille, peau morte.
Le Merriam & Webster : Flake : 1) small loose mass (snow) 2) flattened piece ( chip) et 3) cocaine.
Que dit mon dictionnaire préféré, Slanguage, Dictionary of Irish Slang ?
Flake : 1) sexual congress, 2) blow or beat or thrash)

On voit bien que notre cher Larousse ne couvre qu’une partie restreinte du champ sémantique, ignorant la cocaïne, les jeux sexuels et les coups, ainsi que le qualificatif décerné à ceux qui posent des lapins trop souvent.

C’est là qu’un échange animé entre deux des participantes à l’atelier m’a (enfin !) éclairée, à temps j’espère pour une réédition. De la discussion de part et d’autre de la salle – les tables étaient installées en U – entre les deux Irlandaises, l’une de Limerick et l’autre de la côte Est, est ressorti ce fait troublant : « flaking, » à l’ouest de l’Irlande, n’a aucun rapport avec le « flaking » de Dublin rapporté dans Slanguage. On l’emploie en synonyme de great, fantastic !

Donc, la jeune fille de l’histoire n’est pas, comme je l’avais cru, peu sûre d’elle et de sa beauté, elle est au contraire très contente de ses jambes qu’elle trouve géniales. Quant au barman narrateur, il admet à son corps défendant que les prétentions de son ex sont justifiées…

Ça change tout, et me voilà dans la position du Maître ignorant de Jacques Rancière, illustration parfaite de mon propos de départ : en traduction, work in progress par excellence, on n’arrête jamais de chercher, de tâtonner et d’apprendre.

*

Un grand merci aux participant.e.s de l’atelier du 27 janvier et aux stagiaires du Literature Ireland Workshop de juin 2022. https://www.literatureireland.com/latest/literature-ireland-2022-literary-translation-workshops-2/

24 avril 2024
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