FLAKING LEGS IN LIMERICK, DUBLIN AND CORK
Traduire l’anglais non académique
Comment traduire alors dans un français beaucoup plus uniforme la langue d’un village de l’Irlande de l’Ouest, cet Hiberno English qui garde sous l’anglais britannique une structure grammaticale, des tournures et un lexique hérité de l’Irlandais ? Longtemps interdit en plusieurs siècles de domination anglaise, l’Irlandais est resté très vivant dans la poésie, la musique, la littérature ; il est enseigné aujourd’hui dans toutes les écoles primaires.
Un atelier de traduction, ce n’est pas une épreuve comme à l’école, où il s’agit de faire état de ses connaissances. C’est au contraire un temps de réflexion sur notre langue, le français, et sur le passage d’une langue à l’autre. Nul besoin d’être « bon en anglais » pour cet exercice : un mot à mot est toujours disponible, et on peut très bien s’essayer à une traduction du mandarin ou du persan sans en déchiffrer un caractère.
Dans notre atelier d’aujourd’hui, il ne peut pas y avoir de mauvaises réponses parce que toute proposition de traduction, qu’elle soit retenue ou non, donnera lieu à une discussion, et c’est le but du jeu. Traduire, c’est écrire, et surtout réécrire !
J’ai eu la joie de traduire les derniers romans parus de Donal Ryan, et le recueil de nouvelles Soleil Oblique (A Slanting of the Sun) d’où est tiré l’extrait que nous allons traduire ensemble. Donal Ryan raconte comment, lors d’une rencontre littéraire, il a été pris à partie par une journaliste qui l’accusait de rendre - à lui tout seul - vulgaire et ridicule la littérature irlandaise.
« Tous les anglais se moquent de nous. Vous êtes une honte pour la littérature ».
Elle a jouté qu’elle ne comprenait pas les louanges adressées à un auteur qui ne faisait qu’écrire avec « l’argot et la langue râpeuse de ses congénères » (The slang and grit of his own people).
Donald Ryan était si heureux de cette formule « Donal Ryan écrit dans l’argot et la langue râpeuse de ses congénères » qu’il aurait demandé à son éditeur d’en faire un bandeau pour son nouveau roman… Ajoutons qu’un titre du journal Le Monde n’était pas loin d’exaucer son souhait (« La plume dans la terre d’Irlande », Maylis Besserie, 23/06/19).
Les « congénères » de Ryan (his own people) ce sont les gens de Nenagh, une toute petite ville près de Limerick, les voisins de ses parents, les gamins avec qui il a grandi. Ce sont eux qu’on retrouve dans ses nouvelles et ses romans, depuis le premier, Le Cœur qui tourne, (The Spinning Heart) jusqu’à celui qui paraîtra en aout 2024, Heart Be At Peace.
Le chauffeur de bus Paddy Screwballs par exemple, (traduit avec l’accord de l’auteur par Paddy Le Fêlé) sorti de Une Année dans la vie de Johnsey Cunliffe (The Thing about December), continue son parcours d’alcoolique solitaire dans Soleil Oblique. Paddy cherche toujours chez les habitués du pub, et jusque dans les plaisanteries cruelles dont il fait l’objet, un semblant de chaleur humaine.
Albin Michel 2023
Nominé pour le Prix des Ambassadeurs de la francophonie en Irlande 2024
- • Le texte publié chez Albin Michel dans ma traduction :
- • Les propositions tout aussi intéressantes retenues au cours d’ateliers :
Le Larousse bilingue propose : Flake : flocon, paillette, écaille, peau morte.
Le Merriam & Webster : Flake : 1) small loose mass (snow) 2) flattened piece ( chip) et 3) cocaine.
Que dit mon dictionnaire préféré, Slanguage, Dictionary of Irish Slang ?
Flake : 1) sexual congress, 2) blow or beat or thrash)
On voit bien que notre cher Larousse ne couvre qu’une partie restreinte du champ sémantique, ignorant la cocaïne, les jeux sexuels et les coups, ainsi que le qualificatif décerné à ceux qui posent des lapins trop souvent.
C’est là qu’un échange animé entre deux des participantes à l’atelier m’a (enfin !) éclairée, à temps j’espère pour une réédition. De la discussion de part et d’autre de la salle – les tables étaient installées en U – entre les deux Irlandaises, l’une de Limerick et l’autre de la côte Est, est ressorti ce fait troublant : « flaking, » à l’ouest de l’Irlande, n’a aucun rapport avec le « flaking » de Dublin rapporté dans Slanguage. On l’emploie en synonyme de great, fantastic !
Donc, la jeune fille de l’histoire n’est pas, comme je l’avais cru, peu sûre d’elle et de sa beauté, elle est au contraire très contente de ses jambes qu’elle trouve géniales. Quant au barman narrateur, il admet à son corps défendant que les prétentions de son ex sont justifiées…
Ça change tout, et me voilà dans la position du Maître ignorant de Jacques Rancière, illustration parfaite de mon propos de départ : en traduction, work in progress par excellence, on n’arrête jamais de chercher, de tâtonner et d’apprendre.
Un grand merci aux participant.e.s de l’atelier du 27 janvier et aux stagiaires du Literature Ireland Workshop de juin 2022. https://www.literatureireland.com/latest/literature-ireland-2022-literary-translation-workshops-2/