Laurent Contamin | Chercher
Livre, étymologiquement, vient de liber, libri : aubier - pellicule entre l’arbre et l’écorce sur laquelle on écrivait jadis : un temps d’écriture dédié à la forêt ne peut se vivre qu’entouré d’arbres-livres.
Parmi les lectures sylvestres qui émaillent cette première moitié de résidence (de Thoreau à Richard Powers et de Conrad à Jean Hegland en passant par Robert Harrison, Alain Corbin et les frères Grimm), je retiens le Obermann de Senancour, dont certains épisodes, à l’instar de l’extrait suivant, prennent place en forêt de Fontainebleau :
« J’avais, je crois, quatorze, quinze et dix-sept ans, lorsque je vis Fontainebleau. Après une enfance casanière, inactive et ennuyée, si je sentais en homme à certains égards, j’étais enfant à beaucoup d’autres. Embarrassé, incertain ; pressentant tout peut-être, mais ne connaissant rien ; étranger à ce qui m’environnait, je n’avais d’autre caractère décidé que d’être inquiet et malheureux. Le première fois je n’allai point seul dans la forêt ; je me rappelle peu ce que j’y éprouvai, je sais seulement que je préférai ce lieu à tous ceux que j’avais vus, et qu’il fut le seul où je désirai de retourner.
L’année suivante, je parcourus avidement ces solitudes ; je m’y égarais à dessein, content lorsque j’avais perdu toute trace de ma route, et que je n’apercevais aucun chemin fréquenté. Quand j’atteignais l’extrémité de la forêt, je voyais avec peine ces vastes plaines nues et ces clochers dans l’éloignement. Je me retournais aussitôt, je m’enfonçais dans le plus épais du bois ; et quand je trouvais un endroit découvert et fermé de toutes parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres, j’éprouvais un sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir de la nature sentie pour la première fois dans l’âge facilement heureux. Je n’étais pas gai pourtant : presque heureux, je n’avais que l’agitation du bien-être. Je m’ennuyais en jouissant, et je rentrais toujours triste. Plusieurs fois j’étais dans les bois avant que le soleil parût. Je gravissais les sommets encore dans l’ombre, je me mouillais dans la bruyère pleine de rosée ; et quand le soleil paraissait, je regrettais la clarté incertaine qui précède l’aurore. J’aimais les fondrières, les vallons obscurs, les bois épais ; j’aimais les collines couvertes de bruyère ; j’aimais beaucoup les grès renversés et les rocs ruineux ; j’aimais bien plus ces sables mobiles, dont nul pas d’homme ne marquait l’aride surface sillonnée ça et là par la trace inquiète de la biche ou du lièvre en fuite. Quand j’entendais un écureuil, quand je faisais partir un daim, je m’arrêtais, j’étais mieux, et pour un moment je ne cherchais plus rien. » [1]
[1] Senancour, Obermann (1804)