Le vent souffle, et emporte le ciel bleu...

© Miliana Bidault

Le vent souffle, et emporte le ciel bleu, apporte la pluie, des trombes d’eau qui arrosent la ville, nettoient la crasse, capturent les particules fines, effacent l’odeur de gasoil, provoquent une brume en suspension qui pourra durer des jours. Comme dans la chanson d’Alex Beaupain, « il pleut des cordes sur le génie de la Bastille, boire du thé tout l’après-midi » dans ce film parfait, où de jeunes comédiens s’aiment et désaiment, à travers les passages, les chambres et les cafés du 10e arrondissement de Paris (Les Chansons d’amour). Certains sortaient à peine du conservatoire, de l’école d’acteurs. Il y a quinze ans maintenant, ils sont devenus vieux, un peu plus – pour certains, fugacement, cette année-là, 2007, ils ont incarné tout ce que Paris permettait, proposait et suggérait, ils avaient cette folle liberté, et cette grande beauté, dans le clair-obscur du film de Christophe Honoré.

Mes comédiens, mes comédiennes leur ressemblent.

A quoi bon écrire, puisqu’on me taxe de mélancolie ? Puisque la mélancolie me colle à la peau, aux semelles, aux doigts qui tapent sur le clavier, puisqu’on ne voit qu’elle, paraît-il, alors que je ne suis même pas triste. Mais simplement heureux d’écrire, comme mes acteurs, actrices, qui me livrent leurs textes si beaux.


Hier, Robin, le beau gosse au hoodie, confiné dans sa chambre, cas contact, fait souffler le vent de la Loire à travers l’écran, on dirait qu’il a ouvert la fenêtre, c’est Van Gogh, c’est le blé en herbe, les champs jaunes écrasés par l’été, et le dernier fleuve sauvage d’Europe qui coule, par-delà les collines, après Sancerre, ses courants sont dangereux, ils emportent ton corps, on se laisse dériver, à l’horizontale, Ophélie garçon, les courbes et les méandres sont si attirants, si séduisants, le fleuve réserve des îles, des bancs de sable, mais il coule, encore et encore, comme coule la Seine à Asnières, mais là-bas c’est Sancerre.

Nous sommes divisés, déchirés, cinq élèves « en présence », quatre en distance. Nous parlons, parfois une voix pressante sort de l’ordinateur, les élèves lisent avec toute leur fougue, comme si cela pouvait les rapprocher de nous, du monde extérieur, du vaste monde avec ses îles et ses courants, et ses milliards de regards. Les applaudissements sont nourris, Sancerre s’éteint avec la nuit, la chaleur flotte au-dessus des champs, la vieille mobylette pétarade et c’est un scandale dans la campagne, la grosse maison aux murs épais rafraîchit les amours brûlants, étouffe les cris.

Je suis plus épuisé que jamais, j’ai très mal dormi et je me traîne, réprime des bâillements, mais les beaux textes me réveillent.

Je plonge dans l’océan avec le texte de Cassandre, je m’agrippe à l’aileron du dauphin qui m’entraîne vers le fond, je me sens vivant, puissamment vivant, avec la houle, les gerbes d’eau, la violence des vagues, le vent du noroît, l’odeur salée de l’herbe drue, foulée, inclinée, trempée, brûlée par le soleil breton (oui, le soleil breton peut brûler). Je suis à Ouessant avec elle et je la félicite.

Comme la voix humaine, comme ma voix écrite, les élèves affirment leur être, leur ton, leur style, séance après séance, leur voix apparaît, et chacun·e a la sienne.

Cassandre joue sur les répétitions sur lesquelles elle s’appuie pour faire avancer le texte, Sarah a le chic pour décrire une situation en une phrase, et une réplique qui tue, Ahmed est romantique, il caresse les alexandrins ou soudain invente un monologue de théâtre, avec une jeune fille dont le seul amour est son téléphone, avec son œil cyclopéen, éclairant comme une balise. Robin, c’est Giono, c’est Rimbaud, c’est les soirs bleus d’été et l’exaltation de la nature. Chacun son univers, que l’on soit ici ou là. Jean-Eudes, c’est les punks, les nuits de Pigalle que je n’ai pas encore lues mais que je lui demande d’écrire. Après quelques séances, on se comprend mieux, mais je crois que je l’ai écrit ça déjà.

Je traverse Asnières en somnambule, les gens continuent à se marier dans la grande mairie, les youyous fusent, le temps se délite, les élèves aussi, je ne parle presque plus, ils lisent leurs contes, leurs autoportraits et portraits, elles explorent les thèmes qui leur sont chers, certains restent dans la salle après l’atelier, rivés à l’ordinateur ou au petit cahier, Alessandro écrit au crayon de papier, il couvre des pages et des pages d’une petite écriture serrée. Et c’est ce que je fais aussi, ici.

L’atelier, c’est eux qui l’animent, qui m’animent, qui me donnent envie d’écrire.

Pas directement sur eux mais sur la vie qui passe, mélancolique – mais moi je n’aime pas ce mot, je ne suis en rien mélancolique.


Je tente de prendre le bus 175 qui me dépose à la gare, il traverse ensuite la Défense et longe la Seine puis passe à Boulogne jusqu’au pont de Saint-Cloud.

Il y a deux personnes mystérieuses qui préparent les tables de l’atelier quand j’arrive.

Je bois café sur café, et de l’eau aussi.

L’ordinateur est derrière moi, j’entends les élèves « cas contact », mais je ne les vois pas (eux de même).

La colère gronde derrière l’écran, ils ne peuvent même plus aller occuper les théâtres.

On est enfermés depuis tellement de temps qu’on ne sait plus.

Les rideaux sont baissés, je ne peux pas acheter d’écouteurs pour mon téléphone, commerces non essentiels alignés dans le mall de la gare Saint-Lazare.

Je pense à Annie Ernaux et à son Journal du Dehors, elle qui passait par Saint-Lazare pour rentrer à Cergy avant l’arrivée du RER là-bas.

Je prends le métro luminescent, troublant, je marche jusqu’à la rue d’Enghien, jusque chez A., où nous parlons d’Asnières, des livres, où nous dînons derrière les fenêtres noires, dans la rue noire, j’écoute mes amis parler d’une vie qui n’existe plus, ou qui existe encore – l’apéro je ne sais où avant 19h00 debout dans la rue, le ciné-club organisé chez je ne sais qui, qui a un grand écran, les voyages prévus avec tests PCR ou preuve de vaccination, mais il faut attendre la deuxième dose, le tournage dans un château après-demain, tout ça existe, mais comme affaibli, la lumière vacille. J’écoute mes amis qui travaillent, et créent, et se rencontrent, le travail est pour de vrai, mais le reste un peu moins, cet écrivain a sorti un livre et s’est produit à la Maison de la Poésie déserte (sur Facebook, il dit « qu’est-ce que ça fait du bien », cette phrase résonne en moi toute la journée, je l’imagine performer, debout devant son micro, dans la Maison de la Poésie déserte ; quelle ironie, et à quoi bon au fond, chaque jour qui passe écrase un peu plus les Parisiens sidérés – au fond, la sidération de l’an passé est toujours présente). La vie continue, « à l’arrière », dans les maisons de campagne radieuses, ou ici, sur la ligne de front d’une ville cadenassée, mais je n’ai pas envie de parler, de faire des analogies, d’évoquer la guerre, le front, les première, deuxième ou troisième lignes. J’avais pris comme principe de ne pas m’intéresser à tout ça, de ne pas commenter, de traiter la pandémie par le mépris. En tant que sujet, en tous cas. De ne pas occuper la pensée à ça. Il y a une expression anglaise que j’aime : go with the flow. On fait ce qu’on nous dit de faire, on trouve sa liberté où on peut. Et on fait comme les autres, on ne cherche en rien à se distinguer, on plonge dans le « on », tout est super organisé. Inutile de penser cela.


Les élèves, les écrivants m’apprennent autant, ou plus que je ne leur apprends. Leurs textes, leurs voix qui surgissent dans la nuit m’éclairent autant que le livre d’Ocean Vuong, lu ces jours-ci. Un bref instant de splendeur. C’est bien ce qui surgit, à Asnières.


On earth, we’re briefly gorgeous. Le titre original du livre d’Ocean Vuong m’occupe depuis des jours.


C’est bien ce que nous sommes, ou en tous cas ce qu’ils/elles sont, avec leurs voix parfaites.


Je voudrais trouver des images pour eux, poser des images aussi belles que celles d’Ocean Vuong, avec les couleurs, les esprits qui s’assemblent et se rassemblent dans une salle d’atelier, les vies mystérieuses de la jeunesse, les corps brièvement dévoilés (on tombe la veste, le sweat-shirt), et ce jeune homme qui joue de la guitare, parfois, et cette fille aux cheveux platine, et cette autre qui ressemble à Fanny Ardant, l’air méprisant, je voudrais écrire soudain comme ce jeune auteur américain, même si je pense que parfois je l’ai fait, ou j’ai essayé.


L’autre jour, on parlait de la parole, et de l’écriture bien sûr.

Ils/elles ne comprenaient pas pourquoi la parole ne ressemble en rien au mot écrit. Je n’ai jamais écrit, croyant le faire, je n’ai jamais rien fait qu’attendre devant la porte fermée, disait Duras. Je leur propose d’enregistrer des paroles entendues dans la rue (ou plus tard – « quand ce sera possible », comme disent les gens – dans les cafés) et de tout retranscrire mot à mot.

Voir ce que ça fait à l’écrit.

La parole n’est pas l’écrit, mais je n’arrive pas à leur expliquer pourquoi.


Il se produit quelque chose de particulier, à l’écrit, qui n’est pas la parole.

Et quand on lit ses propres mots, ce n’est pas la parole encore. Mais c’est la voix, ce mot qui veut dire la même chose pour l’écriture et pour le son qu’on produit, en parlant.

Ils ne parlent presque plus, mes élèves, ils sont saisis par le démon de l’écriture, jouer est devenu si difficile, toutes les productions sont arrêtées, ils vont au plus facile, à ce qui reste quand il n’y a plus rien : écrire.

18 mai 2021
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