Néhémy Pierre-Dahomey | Quelque part, loin de la beauté

Ce texte a été précédemment publié par AOC.


Comme j’avais un tambour de quinze kilos sur le dos, je me suis arrêté à la station de bus. Elle affichait douze minutes d’attente, j’en aurais eu pour sept minutes à pied. Le froid était méchant, mouillé et rancunier, et le vent ne se privait pas d’orienter la pluie vers ma pauvre personne – sans écharpe ni bonnet. C’était un moment bien choisi pour la question existentielle qui, d’après tous les sondages d’opinion, reste la question la plus posée dans les fors intérieurs, cadre professionnel ou familial : qu’est-ce que je fous là ? Évidemment, je n’y ai pas échappé. Moi, étudiant en master 2 de philosophie, laissant Port-au-Prince pour Paris avec la ferme intention de re-fonder la pensée universelle pour les siècles à venir. Mais qu’est-ce que je foutais là avec un sac à djembé mouillé posé à côté de moi, sous un abribus que le Tout-Puissant a cru bon de placer à la sortie d’un turbulent courant d’air. J’ai traîné cette impérieuse question pendant douze minutes d’horloge dans les conditions susmentionnées, z’yeutant mon téléphone plutôt que l’affichage de l’abribus, technique bien connue pour accélérer le temps et qui d’habitude produit son petit effet. Après ce calvaire, simple et efficace, j’ai regardé vers Godot, pas de bus en vue, je me suis levé les yeux, et là, panique à bord, deux seules minutes venaient de s’écouler d’après la régie du transport des passagers, puisqu’à présent le temps d’attente était estimé à dix minutes.

Par parenthèse, je tiens à dire que dix minutes ne sont pas bien longues, et que j’en suis conscient. C’est le temps qu’il faut à un réveil pour sonner à nouveau, au petit matin. C’est la durée moyenne d’un accouplement humain, tendresse de fin incluse ; le temps d’un hamburger bien savouré, s’il y a frites et soda ; la durée d’une micro-sieste ou le temps d’échauffement avant un remplacement au foot. Ce n’est pas bien long. Mais ces dix minutes-là, en colère contre la régis des transports et dans l’incertitude complète de l’arrivée réelle d’un bus – tandis qu’il pleut et que je suis fatigué – ces dix minutes étaient sans fin, et m’ont permis de réfléchir encore à la question : qu’est-ce que je foutais là ?

Je la voyais encore : mon amie, ma puissante aux pieds agiles. Elle était autrichienne. Elle était danseuse. Classique, rapjazz, danse contempo et orientale, mais elle s’était spécialisée, s’il-vous-plait, dans la danse traditionnelle vodou d’Haïti. Elle avait appris ça d’une Haïtienne vivant et évoluant en Autriche, était venue à Paris pour se perfectionner. Elle comptait se rendre sous les tropiques pour les dernières étapes d’initiation. Voilà ce que je foutais là : j’avais apprécié. J’étais impressionné. J’étais amoureux. Je voulais contribuer. Alors que j’en avais des bases peu solides, je m’étais remis à la percussion pour accompagner mon amie. Nous avions multiplié les répétitions, puis nous nous étions lancés dans l’aventure : un atelier de danse vodou d’Haïti. Atelier Badè. Mes ennuis avaient commencé.

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Là, sous l’abribus, je ressassais les termes de la longue discussion qui à l’époque et dans ces circonstances animait toute ma vie.

En lançant les premiers cours avec Atelier Badè, nous avions reçu les premiers signaux de désapprobation d’une femme haïtienne qui, elle aussi, produisait des ateliers payants à Paris. D’ailleurs, mon amie avait déjà participé à ses ateliers, tout juste quelques mois avant de se lancer avec son propre groupe. A vrai dire, nous n’avions jamais reçu de signes directs de cette danseuse haïtienne, mais des messages par Facebook et Messenger de quelques-uns de ses camarades et disciples, dont l’un qui avait dit ceci :

« Chère madame, vous êtes une Européenne blanche. On vous laisse apprendre le folklore d’Haïti, mais vous ne pouvez pas enseigner les danses du vodou. Ce pillage est insupportable. »

Pendant plusieurs jours, nous avions analysé ce message, son abus et ses bien-fondés. Enfin j’avais reçu, perso, un autre message plus intello. Peut-être de quelqu’un qui connaissait mes autres activités d’écriture et de philosophie :

« Mon ami, tu donnes aux autres la culture et l’âme de ton pays. Tu es complice d’une appropriation culturelle. »

Le terme était lâché : appropriation culturelle. C’est quand une culture dominante s’accapare, utilise un ou plusieurs éléments d’une culture dominée, sans avoir vécu, sans comprendre en rien, ou sans s’intéresser à la maturation, l’histoire de l’élément qu’elle s’approprie. Par ailleurs, celui ou celle qui s’approprie ne paie pas le coût symbolique et social de ce qu’il utilise, le plus souvent à des fins de divertissement, personnel et collectif.

Le concept, tel que je le comprenais alors, était très large. Il identifiait un malaise, une gêne, plus qu’il ne décrivait des cas en particulier. Il pouvait aller du rasta blanc, dread au vent et instrument de musique traditionnelle sur le dos, qui descend des 8.6 l’été avec ses amis antillais au Parc de Vincennes, jusqu’à Kim Kardashian qui vend en tutoriel une méthode de coiffure africaine millénaire, faisant des tresses qu’elle a une fois portées un produit de son cru. Il pouvait aller de la starlette portant jupe en paille dans son dernier single pour mieux mettre en valeur ses courbes et accompagner son twerk, jusqu’à la coiffe amérindienne en plumes, adoptée par les milieux hippies des années 70, avant de finir sur la plateforme de distribution Amazon, 42 euros 50, garantie faite main !

Il y avait également les cas plus retors, où la suspicion de « culture dominante » était mise à mal, sans que le terme d’appropriation culturelle n’accepte pour autant de rendre les armes et se déclarer caduque. C’est l’histoire de la famille chinoise qui, installée en Occident, lance un resto de sushis dont le décor promet la meilleure authenticité nipponne, ou, par exemple, le cas de la chanteuse Beyoncé, Noire américaine, qui se présente dans un single de 2016 ornée et parée de son meilleur costume traditionnel indien.

Le concept est très large, et à ce stade nous pouvions y distinguer plusieurs choses.

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D’abord le bon sentiment du rasta blanc, à l’avant-garde d’un certain antiracisme et qui, très sympathique, ne me paraît pas porter de préjudice moral à des cultures avec lesquelles il a souvent une histoire personnelle, quand il n’est pas tout simplement né dedans, tout aussi noir en son âme et conscience que n’importe quel Jamaïcain de la Caraïbe ou Dakarois ouest-africain, en tout bien tout honneur. Le seul hic, l’aspect du malaise qui rattrape le Blanc à sarouel, c’est que : quand même identifié comme blanc, souvent pour son seul manque de mélanine ou la minceur de ses lèvres, il passera plus facilement les contrôles de police et, soupçonné quand même de ne pas cuisiner très épicé, les propriétaires ou éventuels colocataires seront moins regardants sur son dossier, en cas de recherche de logement. Et de ceci on ne saurait lui tenir rigueur. D’autant que ce favoritisme tout aussi niais qu’injustifié le gêne personnellement, altérant souvent son niveau de contre-intégration [1] à la « communauté » qui aurait pu être la sienne et qu’il revendique. Le Blanc à sarouel et au djembé est piégé. Il ne désire pas, n’est plus du tout « blanc » (et peut-être ne l’a jamais été), en tant que tel. Mais les circonstances extérieures, indépendantes et plus grandes que sa seule volonté, le coincent à la surface de sa propre personne.

Moquées et détestées par les racistes décomplexés, la Blanche à boubou, wax, durag sur ses cheveux lisses, la Blanche danseuse de soukous et de djolé, l’humanitaire éprise de la culture des « nationaux », ou ma propre amie perdue, professionnelle se spécialisant dans un domaine qu’elle ne voit que comme artistique, toutes paient la double addition d’une dés-intégration [2] pas finie et d’une contre-intégration ratée. D’un côté il y a le poids des abjections de leurs ancêtres réels ou supposés par la colonisation, de leurs contemporains par la domination, le tourisme sexuel et la prédation géopolitique. De l’autre côté, elles sont la première cible du soupçon d’appropriation culturelle. Et ceci, tant à cause des concurrences ordinaires entre professionnelles du même milieu, que par la faute de la loi injuste et éternelle qui consiste à s’en prendre à plus proche de soi, y compris, et surtout pour des méfaits provoqués par les plus éloignés.

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J’étais encore sous mon abribus, enfermé dans toutes ces réflexions et considérations socio-culturelles. Il est dit que réfléchir intensément, mettant le cerveau en marche à plein régime, fait brûler des calories. S’agissait-il d’une montée de chaleur corporelle, ou d’une hausse soudaine de la température ambiante, mais au moment d’entamer une seconde distinction, je ne pensais plus du tout au vent et à la pluie. Le bus aurait très bien pu être dans six mois ou un an que je n’aurais pas vu la différence. Il est aussi dit, depuis un certain Albert Einstein, que le temps est relatif, et que les douze minutes attendues si longtemps ont effectivement dû voir passer des siècles et des siècles à l’approche de Trous Noirs dans de lointaines galaxies. La réflexion est ainsi faite que nous pouvons partir loin, à des milliers d’années lumière en un rien de temps, puis revenir aussitôt à une deuxième considération sur l’appropriation culturelle.

J’étais chaud, comme on dit, et m’apprêtais à me lancer dans la seconde distinction. Après avoir ressassé la personne passablement anonyme qui s’approche des cultures minorisées [3] en tout bien tout honneur, du moins le croit-elle, et qui se fait rattraper par des contextes qui la dépassent, j’allais en venir à la starlette américaine en jupe hawaïenne. Mais minute papillon, le bus venait d’arriver. C’est toujours quand on l’attend le moins. Et le conducteur, noir, avait les cheveux très lissés, en queue de cheval. Il semblait venir tout droit d’une pop-chanson américaine des années quatre-vingts, étranglé par sa bien moche cravate verte exigée par la régie des transports. Cette image du conducteur m’a fait penser à ceci :

Quand le styliste new-yorkais Marc Jacobs avait été accusé d’appropriation culturelle, lui qui avait fait défiler des mannequins généralement blanches ou perçues comme telles avec dreadlocks et autres nattes afro, il avait fait valoir qu’on ne reprochait pourtant jamais aux femmes noires, africaines ou afro-descendantes de se lisser les cheveux. Après quoi, le coiffeur de son exposition en avait ajouté une couche, et ensemble, ragaillardis par l’écho de leurs soutiens, ils avaient greffé au débat une autre idée, un autre terme qui est celui de l’échange culturel.

Se dit de l’échange culturel, tout phénomène d’emprunt, à double sens et égalitaire, qu’une culture fait auprès d’une autre culture, sans pouvoir s’en octroyer l’invention ni les premiers mérites, encore moins le monopole financier. Même si cette définition a quelque chose d’idéaliste, bon enfant, la vie est belle et tout le monde est content, le fait me paraît très répandu dans le vaste bouillon des civilisations. Les gens se rencontrent, se parlent et s’influencent. Mais à ce stade, installé dans le bus pour trois arrêts, cinq petites minutes, j’étais plutôt assailli par une inflation de nouvelles situations et de nouveaux termes, dont certains me ramenaient à mon passé antérieur.

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Quand j’étais petit, ma mère me peignait de force. Parce que chez nous, comme chez tous nos voisins, les cheveux crépus étaient très mal vus, et les cheveux lisses étaient l’idéal, le summum de la beauté, du moins de la bienséance. De toute façon personne ne rentrait dans les établissements scolaires, raison d’hygiène, si un seul grain de poivre subsistait sur son petit crâne d’enfant. J’ai encore le souvenir physique de la lutte entre le peigne et mes tifs retors – il y a peu de choses d’aussi désagréables – de telle sorte que, l’une de mes premières mesures drastiques quand je suis parti de chez mes parents, à part d’être toujours nu chez moi, c’était de ne plus jamais introduire le moindre peigne dans mes cheveux, sous aucun prétexte. Ce qui au début m’a coûté la bonne entente avec ma mère. Puisque, nouveaux dreadlocks sur la tête [4], j’apparaissais à ses yeux comme un flagrant échec social. Un déshonneur. Et, par-dessus tout, le risque probant d’être injustement arrêté, sinon d’être abattu sans sommation, un beau soir où quelque flic n’aurait eu que cela à faire.

Me rappeler cette séquence personnelle a changé le chauffeur de bus à mes yeux, comme si on venait subitement de le remplacer par un autre. J’ai porté à cet instant un nouveau regard sur l’argument de Marc Jacobs et plus généralement sur les Afro-descendants qui se lissent les cheveux [5]. Quand j’étais étudiant à Port-au-Prince, certains appelaient cela de l’acculturation, de l’aliénation culturelle. D’autres parlaient de diktats impérialistes ou de contraintes culturelles. Philosophe, j’étais déjà très lent à juger et à trancher. Mais là, dans le bus, je me rendais bien compte que les phénomènes n’étaient pas symétriques, qu’il n’y avait pas commune mesure entre des gens qui, par contrainte de corps et toutes sortes de complexes, fantasmes personnels et contraintes symboliques, sont soumis ou portés à vouloir s’« améliorer » dans leur vie de tous les jours, et d’autres qui, le temps d’une manifestation artistique et culturelle, divertissante et commerciale, reprennent ce pour quoi les premiers étaient accablés de tous les maux – et ensuite s’en défont sans problèmes, une fois la note réglée.

Pour moi, porter des dreadlocks n’avait pas d’abord été une affaire esthétique. Ce n’était pas pour faire joli. J’avais rejeté pour partie l’éducation que m’avait inculquée ma mère et le peigne qu’elle m’avait fait subir, non pour être seulement beau, mais pour simuler les cheveux lisses, être civilisé et plus docile. J’avais rejeté également, ce faisant, le peigne en fer chauffé au charbon ardent qu’elle s’infligeait à elle-même une fois tous les trimestres, pour les mêmes raisons. Mes cheveux crépus m’ont un temps coûté son estime et m’ont valu du désamour. Tant pis. Je résistais. A ma mère, à ma grand-mère avant elle. Ainsi de suite jusqu’à la première personne qui leur avait prié de se lisser les cheveux pour accéder à je ne sais plus quel establishment servile ou autre système macabre.

L’une des plus belles victoires de ma vie, vraie de vraie, remonte au jour où, en visite chez elle, ma mère a regardé la touffe en bataille sur mon crâne et m’a dit : ce n’est pas si laid. Peu de temps après, en proie à de fortes migraines, elle a arrêté de se repasser les cheveux. Mais elle se coiffe encore très rigoureusement. Faut rien exagérer.

Tout cela tournait dans ma tête. J’ai raté mon arrêt de bus.

Comme l’arrêt suivant était bien plus loin, j’étais en panique. Tombé des nues. Brainstorming de looser qui me vaudra quand même les minutes de marche sous le vent et la pluie, un gros tambour sur le dos, en route pour rejoindre ma belle amie qui devait s’impatienter dans le kebab au pied de l’immeuble, puisque – un bonheur n’arrivant jamais seul – c’est moi qui avais les clés. Je me suis précipité vers le conducteur. J’ai voulu lui demander de s’arrêter, mais je sentais qu’il n’en ferait rien. Je touchais la vitre pour attirer son attention, et dans la confusion un nouveau terme m’est apparu, que je n’avais jamais entendu auparavant :

C’est du détournement de résistance, me suis-je dit.

J’ai dû attendre le prochain arrêt.

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On ne se parle plus à présent. Je ne sais même pas ce qu’elle devient. Il n’est écrit nulle part que les gens qui ne s’entendent plus doivent couper court. J’ai appris ce mot en Europe, dès ma première année d’étude. Couper court. Je te bloque sur Facebook. Tu me bloques sur Whatsapp. On se bloque sur Twitter et Instagram. Dans le vaste monde en échange personnel et culturel, il reste encore des chances qu’on ne se croise plus jamais.

On s’est disputé le fameux soir du bus et de la grisaille. Pour les mêmes raisons qu’on s’était le plus souvent disputé : mauvaise journée, et le désir à peine conscient de se sauter dessus dans le cadre formel d’une réconciliation torride.

Après notre joyeuse dispute, parmi tout autre débat, calme et subtile, elle m’a dit :

– Ils ont raison.

Je savais de quoi elle voulait parler.

– Pourquoi tu dis ça, alors que je me bats avec toi ? ai-je répliqué.

– L’autre danseuse est haïtienne. Elle a moins de possibilités de travail en France, moins d’options dans la vie. Par ailleurs, j’accède plus facilement à certaines infrastructures. Je connais les codes d’ici et je loue les meilleures salles. En plus, au cas où la danse n’arrive pas à nourrir sa femme, je serai mieux lotie qu’elle.

Je n’étais pas d’accord, et je lui ai répété les deux seuls arguments qui la calmaient alors. Mais il fallait bien les doser, car elle était peu à l’aise avec le premier argument, qui avait nom : Katherine Dunham.

Danseuse, chorégraphe, anthropologue et actrice, Dunham est née à Chicago d’un père noir et d’une mère blanche. Dans sa belle carrière, longue et variée, elle a pratiqué et étudié entre autres les danses afro-caribéennes. D’un séjour en Haïti nous avons hérité son mémoire de licence : Les danses d’Haïti. Et ses méthodes ont permis de codifier et de préserver une partie importante des danses traditionnelles et sacrées du pays. Viviane Gauthier elle-même, le monument de la danse folklorique choyé et très respecté en Haïti, a suivi les enseignements de Katherine Dunham et de Lavinia Wiliams, autre danseuse américaine qui ne s’est pas privée d’échange culturel, jusqu’à fonder des écoles nationales de danse, y compris dans certains pays de la Caraïbe. Ces gens étaient venus pour apprendre, comme elle le faisait. Et avaient apporté leur savoir, comme elle désirait le faire.

J’ai dû toucher juste, car elle s’est contentée d’ajouter :

– Je ne suis pas Katherine Dunham.

– Mais ton Yanvalou [6] n’a rien à envier au sien.

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Mon deuxième argument était plus personnel. Quand certains amis plaisantins ou mal renseignés reprochaient à des Blancs créolophones de « voler » leur langue ou quelque élément de leur culture, j’avais pour habitude de leur répondre que je me considérais comme écrivain et philosophe, et que jusque-là ni Homère, ni Platon, ni aucun autre Grec ne s’en était jamais plaint.

C’était une réponse facile, vu que je ne fais pas partie de ceux qui pensent que « la raison est hellène » [7].

Il aurait été seulement trop long de leur parler de mes cours de salsa. Et c’est le deuxième argument que j’ai sorti auprès de ma bien-aimée.

Celly est ma prof de salsa. Européenne blanche qui n’a jamais vraiment quitté Paris. Robin est son partenaire. Il a tout l’air d’un petit gars de Clermont-Ferrand. Mais je sais peu de choses de lui. Il a dû partir en séminaire une ou deux fois sous les tropiques. Celly enseigne comme pas deux. Et ma classe est bourrée de Cubains et de Portoricains, très contents de reconnaître et d’apprendre les authentiques pas de leur terroir. De temps en temps on reçoit un prof de Cuba, de New York ou de Porto Rico. Ça se passe toujours très bien.

Et là j’ai dû porter le coup de grâce :

– Non mon amie. Ce qui te gêne, à la vérité, le soupçon qui pèse sur toi, et qui ne te concerne pas, on l’appellera désormais : le détournement de résistance.

Elle ne savait pas ce que c’était, vu que je venais juste de le trouver dans le bus.

Se dit détournement de résistance, tout abus de visibilité qui consiste, de la part d’une personnalité ou d’un groupe de personnalités, people, artistique, scientifique ou politique, à contrevenir au sens d’un élément culturel, ethnographique, anthropologique ou politique, à l’utiliser, en abuser pour sa propre mise en scène et pour son profit financier.

C’est bien simple :

Le keffieh noir et blanc le plus connu est un symbole de la résistance palestinienne. Ce bout de tissu aux motifs carrelés, reconnaissable par la matière et si distincte, porté autour du cou et sur la tête par les paysans palestiniens, assyriens, kurdes et bédouins, par les révoltés arabes de 36-39 (contre la domination britannique), par Yasser Arafat et tant d’autres, est un signe de ralliement, une culture politique. Tant et si bien qu’il est souvent porté, également, par n’importe quel soutien de la résistance palestinienne à travers le monde. Blanc, noir, arabe, riche ou pauvre.

Personne n’a aucun moyen de vérifier, et là n’est pas la question, le niveau de conscience de celui ou celle qui le porte. Mais il est facile d’imaginer un chatteur connu qui lancerait sa marque de keffieh sur internet, 64 euros 50 l’unité, sans rien demander à personne, puisqu’il n’y a pas de droit d’auteur déposé pour les éléments culturels, c’est-à-dire collectifs, le plus souvent victime de ce type de spoliation [8].

– Mais, objecterait un imbécile heureux ou un intelligent malhonnête, peut-être que ledit chanteur connu est un fieffé soutien de la résistance palestinienne, ou qu’il souhaite que les soutiens, justement, portent du keffieh bien foutu.

– Il se trouve, répondrions-nous à l’objecteur, que le même chanteur avait commercialisé l’année précédente un mouchoir aux motifs des vèvè [9] haïtiens, tout juste après son tutoriel payant sur la cuisine Tamoule. On n’a jamais vu celui-là soutenir aucune autre cause que lui-même et ses nombreux comptes en banque.

Notre chanteur est certes imaginaire, et l’on en fait ce que l’on veut. Mais il exemplifie le mercenaire-type, reconnaissable à l’œil nu, profitant sans vergogne de sa visibilité pour détourner les résistances collectives à son profit financier. En manque de nouveau single et sans idée originale, il détruit des mémoires que personne n’a songé à déposer, dans le but de s’acheter une énième fois quelque chose d’inutile. C’est ça, le détournement de résistance.

Ce concept fonctionne comme un aspect, peut-être le plus préjudiciable, de l’appropriation culturelle, en même temps qu’il peut l’englober dans un spectre plus large. De telle sorte que l’on peut tout à fait envisager le détournement de résistance à l’intérieur d’une même culture, d’un même pays, d’une même civilisation.

Là, je crois avoir perdu mon amie. Elle n’a pas bien vu où est-ce que je voulais en venir avec la dernière précision concernant le même pays, la même culture. Je n’avais pas d’exemple probant, et peut-être était-elle déjà ailleurs.

Seuls dans le noir, nous sommes passés à autre chose.

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J’ai reçu dernièrement une lettre d’elle. Le seul contact depuis notre disparition l’un à l’autre. Il devient rare d’écrire à la main, puis d’envoyer par la poste. Le pigeon voyageur n’est plus du tout de mise.

Elle avait deux informations à partager. Sa lettre, douze pages d’une écriture serrée, rigoureuse, m’a tenu en haleine jusqu’au bout.

Première info : elle ne désirait toujours pas me voir, ni avoir de mes nouvelles. Mais elle pensait quand même à moi. De temps en temps.

La deuxième information concernait la mode.

Militante écologiste, comme elle l’a toujours été, et féministe activiste, elle a remarqué que l’enseigne Dior s’était laissé aller à produire un défilé « en forme de manifeste écologique » [10]. « À l’hippodrome de Longchamp, la directrice artistique Maria Grazia Chiuri puise dans la généalogie Dior pour un show en écho aux préoccupations environnementales de l’époque », chapeaute Pierre Groppo pour le magazine Vanity Fair. Cette haute sphère de la mode a eu idée de présenter une collection récente sous le signe de l’écologie. « La nature et la naturalité, voilà les maîtres mots de cette collection où chacune des 90 silhouettes est comme une invitation à sauter par la fenêtre pour quitter la ville et retrouver le gazon, les parterres feuillus ou tapissés d’aiguilles de pins », poursuit la prose lyrique de notre signataire. Puis de conclure ainsi son éloge : « Ce qui, bien loin de New York [11], ne manquait pas d’un certain charme militant. Paraît-il même que les planches de la grande boîte, une fois démontées, seront offertes à des étudiants d’écoles d’art. On vous disait : durabilité… » [12].

Après ces extraits soigneusement reproduits, mon ancienne amie m’a indiqué, au passage, quelques chiffres étonnants qui décrivent la pollution provoquée par le seul secteur de la mode [13], plus impactant encore, paraît-il, que le vol aérien et le trafic maritime réunis. Elle a vomi le principe même des doubles présentations annuelles de nouvelles collections, la multiplication des fashion-weeks, le grouillement international de ce petit monde planéticide, comme une gangrène, ou plutôt une maladie auto-immune, quand l’habillement devient un danger pour l’homme et pour la terre.

Par ailleurs, Dior propose depuis 2017 un t-shirt blanc sur son site internet, coton et lin, avec pour seul motif l’inscription suivante : « we should all be feminists », nous devrions tous être féministes. 620 euros secs. Livraison gratuite.

Voilà. Elle a compris, vécu le grand malaise, face à un double détournement des résistances. En tant que militante écologiste et féministe activiste, elle ne pense pas du tout avoir gagné à ce que l’écologie devienne plus « cool » sous les bottes pointues et les talons aiguilles dessinés par les plus gros pollueurs, utilisant la résistance de tous les jours de milliers de personnes et d’associations pour ramasser toujours plus de fric. Ce faisant, ces gens contreviennent au combat, l’occultent et le soumettent à leurs prérogatives financières : manière d’en faire un produit comme un autre sur l’étalage des stéréotypes qu’ils vendent depuis toujours. Et parmi ces stéréotypes, on ne saurait parier sur leur vision consumériste et rosâtre de la féminité. On ne saurait croire que cette vision aura un jour quelque chose d’émancipateur. Ils s’en foutent. Ils vendent quand même. Un produit qu’ils n’ont pas créé, qu’ils n’ont pas payé, dont ils font même partie du problème, mais ils revendent, à ciel ouvert, en veux-tu, en voilà. 600 euros pour du féminisme en boîte et on ne sait plus combien pour de l’écologie. Voici, sous un autre jour, le même malaise qu’a longtemps désigné les militants antiracistes, en parlant d’appropriation culturelle.

Comme quoi, poursuit mon éternelle amie, quand les cultures minorisées, les pays moins équipés, les personnes racialisées cherchent leur émancipation, ils construisent aussi des outils pour toutes et pour tous, cadeau universel des mondes particuliers.

Je ne saurais mieux dire.

2 mai 2020
T T+

[1J’appelle contre-intégration, l’intégration (désirée) dans une communauté minorisée (dite minoritaire) par rapport à la sienne propre (et supposée).

[2Dés-intégration, avec tiret, devient pour moi le fait de se désolidariser volontairement de sa « communauté » ou de sa « culture » censée originelle, pour en rejoindre une autre, minorisée.

[3J’ai oublié de dire qu’une « culture minorisée » est, pour moi, ce qu’on appelle généralement une culture minoritaire. Minorisée parce qu’elle n’est pas minoritaire en nombre partout dans le monde, mais seulement suivant les situations où elle se trouve, et dans les perceptions sociales.

[4Car les dreadlocks sont ce qui arrive quand une personne à cheveux crépus ne se peigne plus.

[5Sans parler de celles et ceux qui se dépigmentent la peau à forte dose de produits pharmaceutiques dangereux : phénomène à la tonalité encore plus aiguë.

[6Le lecteur n’aura qu’à se renseigner par ailleurs.

[7Je n’ai pas beaucoup lu Senghor, mais cette phrase serait de lui : « La raison est hellène, l’émotion est nègre. »

[8On me dit à l’oreillette que la marque Topshop avait commercialisé un combishort au motif du keffieh. Je précise que le détournement de résistance peut être le fait d’une personnalité physique, ou morale.

[9Images sacrés dans l’iconographie vodou, représentant chacun une déesse ou un dieu.

[10Vanity Fair, 25 septembre 2019 : « Chez Dior, un défilé en forme de manifeste écologique ».

[11New York, parce que Greta Thunberg y était pendant le défilé.

[12J’ai retrouvé l’article en question (Note 10). L’intégralité est tout aussi éclairante que les extraits choisis.

[13Là encore, les lecteurs n’auront qu’à chercher.