Fille de militaire
Ce qui est fascinant si l’on regarde l’œuvre de Clyde Chabot dans sa globalité depuis son entrée en écriture en 2005 avec “Comment le corps est atteint”, pièce manifeste d’où découleront toutes les autres et surtout point d’ancrage d’une démarche scénique éminemment contemporaine, c’est à quel point chaque nouvelle pièce vient s’inscrire indubitablement dans un grand tout, y trouve pleinement sa place avec une évidence ontologique, participant d’un ensemble cohérent et d’une logique organique, en lien avec le vécu de l’artiste et sa propre introspection. Ecrit récemment dans le cadre de sa résidence d’auteure à Verrières-Le-Buisson, “Fille de militaire” participe de cette recherche au long cours qui s’ancre dans le parcours de vie de Clyde Chabot et plus précisément vient poursuivre une veine intimiste et autobiographique que “SICILIA” et “TUNISIA” avaient ouvert de façon radicale, l’auteure assumant entièrement l’énonciation du “je” employé en interprétant elle-même son propre texte en public. Acte fort et audacieux qui dans le temps de chaque représentation faisait se rejoindre l’auteure, la metteuse en scène et l’interprète dans une trinité-unité retrouvée. Le geste artistique ainsi en jeu confinait à l’épure et en décuplait sa portée vers le paradoxe d’une dimension universelle. Il y eut ensuite “Ses Singularités” qui décalait doublement l’énonciation (pour mieux brouiller les pistes ?) du côté d’une parole masculine à la troisième personne du singulier. Avec “Fille de militaire”, Clyde Chabot prend de nouveau le parti de porter elle-même ce texte fraîchement né qui décortique sans jamais être psychologique le lien de filiation paternelle par le prisme de sa profession dans l’armée. Le titre en annonce le motif et la répétition en début de phrase, qui ouvre la pièce et revient comme une scansion tout au long du texte, “être fille de militaire, c’est [...]”, dilue dans l’anonymat la question énonciatrice tout autant qu’elle explore un à un chaque recoin de cet héritage au plus intime de l’être et plus particulièrement dans ses relations à autrui. Comment le métier paternel, loin d’être anodin, influe encore sur sa fille à l’âge adulte, influence sa perception des autres, impacte son rapport à la soumission autant qu’à l’insoumission, deux facettes d’une même médaille.
Debout, droite et ancrée, les pieds arrimés au sol, dans une verticalité qui fait écho à celle du pupitre face à elle, Clyde Chabot égrène le fil de ce monologue franc et grave, mais jamais trop sérieux - car l’auteure a toujours ce souci d’insuffler dans chacun de ses textes un humour qui désamorce les drames en germe, la tragédie qui couve, et participe de la distanciation à l’œuvre dans le processus d’écriture lui-même -. A ses côtés, un musicien, bricoleur de sons, multi-instrumentiste, qui change en fonction des contextes de représentation, Clyde Chabot n’aimant rien tant que travailler ses spectacles par variations successives, sans figer dans une forme finale l’objet théâtral. Elle fonctionne par éditions scéniques et si le dispositif de base reste le même à chaque fois, en l’occurrence pour “Fille de militaire”, un monologue face public dédoublé en un duo voix-son, texte-musique, le partenaire de scène en charge de l’accompagnement sonore et musical change et la tonalité instaurée se renouvelle en fonction de la partition élaborée par le binôme, tantôt entièrement écrite en amont dans un échange étroit avec l’auteure, tantôt dessinée dans ses grandes lignes, ses changements de teintes, laissant une brèche à l’improvisation. C’est ainsi que dans le cadre de la neuvième édition du Festival Bruits Blancs à Anis Gras, Eryck Abecassis élaborait en direct sur un canevas précis défini à l’avance avec la metteuse en scène sa “noise music” dense et complexe sur une guitare électrique double manche, posée à l’horizontal sur une table. Tout de noir vêtu, muni d’un archet ou d’une baguette, dans une attitude de concentration intense, il transformait ainsi à l’envi son instrument hybride tantôt en instrument à cordes, tantôt en percussion, pénétrant le texte de sons saturés, sourds, prégnants et inquiétants. Dans un tout autre style, l’édition scénique #3 en collaboration avec Thierry Madiot déployait une présence musicale plus légère, ludique et poétique, comme des ponctuations sonores qui venaient gonfler leur volume jusqu’à parfois couvrir la voix ou au contraire s’effacer pour mieux lui donner la primeur. Doté d’une artillerie d’objets étranges et hétéroclites ne ressemblant à aucun instrument répertorié, Thierry Madiot orchestrait un ballet bruitiste singulier, une véritable soufflerie musicale et chatouillait les graves avec autant d’aisance que les aigus les plus hauts perchés. Et si le texte, chaque fois, reste le même, poème dramatique creusant le sillon d’un héritage familial sous-tendu par la guerre, les ordres, la hiérarchie, la subordination, la représentation se renouvelle chaque fois de l’intérieur par la complémentarité d’une présence musicale différente, teintant le texte de mille reflets variés.
Marie Plantin