Olivier Steiner | Une robe couleur Suie des cheminées de Londres
Allez chez Mesdames, surtout quand les Grands ou la Galerie sont embouteillés, c’est plus petit chez Mesdames, c’est plus charmant, on y sent mieux le XVIIIe siècle, si jamais on peut toujours le sentir, le percevoir, le XVIIIe ou son idée, son rêve, ses couleurs.
Le couple royal, Louis XV et sa femme Marie Leszczynska, donne naissance, en une dizaine d’années, à dix enfants : huit filles, ainsi que le dauphin et un second fils qui ne survivra pas à la rougeole. Louise de France, la dernière, naît en 1737.
Elles s’appellent Elisabeth de France, Henriette de France, Marie-Louise de France, Adélaïde de France, Victoire de France, Sophie de France, Thérèse de France, Louise de France. Leur titre est Filles de France, on dit aussi « Madame ».
Les huit Filles ne sont pas toutes élevées à la Cour de Versailles car leur éducation est jugée trop coûteuse. Les quatre cadettes, Victoire, Sophie, Thérèse et Louise, sont donc placées à l’abbaye de Fontevraud tandis que les aînées, Louise-Elisabeth, Anne-Henriette, Marie-Louise et Marie-Adélaïde, restent aux côtés du roi. Séparées, l’influence de Mesdames est limitée.
Par la suite, elles sont toutes réunies au Château et surveillent de près les maîtresses et favorites de leur père. Madame de Pompadour l’a compris : il faut maintenir à distance ces princesses intrigantes qui l’affublent de surnoms malveillants. Seule l’aînée, Madame Louise-Elisabeth, se marie en 1739 à l’un des fils du roi d’Espagne ; les autres restent à Versailles, installées dans plusieurs appartements. Après la mort de Madame Henriette en 1752, Madame Adélaïde ne supporte plus de vivre dans l’aile du Midi où sa sœur s’est éteinte. Elle déménage au plus près de Louis XV dans le corps central du Château, au grand dam de Madame de Pompadour. Accompagnée de sa sœur Madame Victoire, les deux princesses y restent jusqu’à la Révolution. Les autres meurent avant de voir éclater la colère du peuple.
En 1789, sous la pression de la Révolution, elles s’installent au château de Bellevue, ancienne résidence de Madame de Pompadour, offert par leur père en 1774. Dans les années 1790, face au danger, Marie-Adélaïde et Victoire de France, les deux dernières survivantes de la fratrie, s’enfuient vers l’Italie. En 1800, Madame Adélaïde meurt à Trieste, un an après sa cadette.
Voilà ce que dit l’histoire mais qui étaient-elles, quels étaient leurs goûts, le timbre de leurs voix, leurs grains de peau, leurs gestes, les mouvements de leurs corps ? Quels étaient leurs adjectifs et quels furent leurs adverbes ? Quelles étaient leurs couleurs, les couleurs du temps de Mesdames, et comme l’écrit Hugo Von Hofmannsthal, « Et pourquoi les couleurs ne seraient-elles pas sœurs des douleurs, puisque les unes et les autres nous attirent dans l’éternel ? »
Le cabinet des modes l’annonce dès le 1er avril 1786, « La couleur qui commence à régner pour le drap, est le vert naturel bien noir, autrement dit le Vert-Dragon », qu’on se le dise.
Mais les nuances ne s’arrêtent pas au plutôt sage Vert-Dragon, on trouve pêle-mêle du Tête de nègre, du Saumon intimidé, du Tabac d’Espagne, du Gris américain, du Violet d’Évêque ou du Ventre de Carmélite... Pendant l’année 1788, on ne dénombre pas moins de 438 noms de teintes parfois complètement saugrenus : Souci de hanneton, Carnation de vieillard, Poil de bœuf ou encore Gueux nouvellement arrivé !
Seul ce raffiné XVIIIe siècle (et grotesque vu avec nos yeux d’aujourd’hui) a pu inventer aussi bien la couleur Bois d’acajou verni, très chic mélange de rouge, d’orange et de jaune, que la couleur Fromage de Hollande ou encore Saucisson pâte charnue !
En avril 1781, le marquis de Sade, qui est encore enfermé à Vincennes avant d’être transféré à la Bastille, a des préoccupations de parfait courtisan. Il demande à sa femme de lui apporter plusieurs vêtements :
« Tu feras faire l’autre habit plus à l’aise ; pourvu que je l’aie pour le départ cela suffira : Boue de Paris ça sera très bien, mais fais-y mettre dessus quelques enjolivements en argent, mais point de galons surtout. »
Marie-Antoinette commandera chez Madame Eloffe une robe pour se vêtir à la Conciergerie dans cette même étoffe couleur Boue de Paris. Elle demande tantôt des robes couleur Beurre frais tantôt couleur Crapaud… ainsi que des teintes qui suivent l’actualité parisienne.
Le 8 juin 1781, après une représentation de l’Orphée de Gluck à l’opéra du Palais-Royal, un incendie se déclare suite à l’embrasement du décor. Si la foule est déjà sortie et que les acteurs ont le temps de s’enfuir, 11 petites mains périssent dans l’accident ! Aussitôt fleurit une nouvelle déclinaison de teintes autour de cette catastrophe : Opéra brûlé, flamme d’Opéra ou fumée d’Opéra !
La mode s’empare aussi avidement de l’anglomanie qui saisit la société en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, comme en témoigne le Magasin des modes nouvelles, françaises et anglaises en 1786 : « Les habits couleur de Suie des cheminées de Londres sont de la dernière mode à Paris. »
Sur son célèbre portrait « à la rose » par Elisabeth Vigée-Lebrun, Marie-Antoinette porte justement une robe de cette fameuse couleur Suie des cheminées de Londres qui se marie parfaitement avec le bleu-gris du ciel, les délicats ornements de dentelles et le nuage argenté de ses cheveux.
Cheveux qui vont d’ailleurs à leur tour donner leur nom à une couleur… Car ce sont les membres de la famille royale qui dictent la mode avant tout !
Le Prune Monsieur, sorte de bleu-violet intense, viendrait d’une variété de prune ronde à la chair fondante, dont Philippe d’Orléans dit Monsieur, le frère de Louis XIV, se gavait au point d’en attraper des indigestions. En avril 1781, le marquis de Sade réclame à sa femme plusieurs toilettes dans cette teinte :
« J’attends la petite redingote, en prune de monsieur, veste et culotte jaune. […] Apporte-moi aussi, je t’en prie, ma petite redingote prune de monsieur, la veste et la culotte chamois dans quelque chose de très léger et de très frais, et surtout point de drap, je le déteste et n’en porte jamais qu’en uniforme. »
Mais quelques mois plus tard, le Prune Monsieur est enterré par Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris. La nouvelle nuance star est le Caca dauphin, teinte découverte par Marie-Antoinette en observant les selles de son nouveau-né… Les courtisans ne jurent plus que par ce mélange de plusieurs nuances de jaunes et d’oranges :
« Si je fais couper un habit chez mon tailleur, eh bien, autant vaut-il prendre la couleur du jour, Caca dauphin, que Prune monsieur. C’est une suprême folie, vous écrierez-vous ; mais tout le monde à la Cour est ainsi, il n’y a point de réponse à cela. Il ne faut jamais disputer des goûts ni des couleurs. Je quitte mon habit Opéra brûlé, mon frac Tison, et je m’habille ce soir en Caca dauphin, d’après l’échantillon véritable et reconnu. Je saurai bien distinguer les nuances, et je dirai alors tout comme un grand seigneur, c’en est, ce n’en est pas. »
C’est bien de la Cour donc de Versailles que partent toutes les modes, comme le raconte Louis de Bachaumont dans ses Mémoires au sujet des couleurs Puce et Cheveux de la reine, inaugurées en 1775 :
« Cet été la reine ayant choisi une robe de taffetas d’une couleur rembrunie, le roi dit en riant : c’est couleur de puce ; et à l’instant toutes les femmes de la Cour voulurent avoir des taffetas puces. La manie passa aux hommes : les teinturiers furent occupés à travailler des nuances nouvelles. On distingua entre la vieille et la jeune puce, et l’on sous-divisa les nuances même du corps de cet insecte : le ventre, le dos, la cuisse, la tête se différencièrent. Cette couleur dominante semblait devoir être celle de l’hiver. Les marchands intéressés à multiplier les modes, ayant présenté des satins à la reine, Sa Majesté en a choisi principalement un d’un gris cendré. Monsieur s’est écrié qu’il était couleur des cheveux de la reine. À l’instant la couleur puce est tombée, et l’on a dépêché des valets de chambre de Fontainebleau à Paris pour demander des velours, des ratines, des draps de cette couleur, Cheveux de la reine. »
Le Puce, sorte de rouge brunâtre sous diverses nuances, le Cheveux de la reine, gris-noisette un peu cendré et le Œil de roi, censé approcher le plus possible de la teinte très particulière, bleu-gris, des yeux de Louis XVI, restent dans le hit-parade des couleurs pendant plusieurs années !
Le baron de Besenval, familier de Marie-Antoinette et brillant plaisantin, conseille le duc de Chartres, qui revient à Versailles après une absence de 6 mois, sur la tenue qui convient :
« Je vais vous mettre au courant : ayez un habit puce, une veste puce, une culotte puce, et présentez-vous avec confiance ; voilà tout ce qu’il faut aujourd’hui pour réussir à la Cour. »
Les Lettres iroquoises, à travers un Chevalier fictif, se moquent gentiment de ces noms de couleurs invraisemblables qui émoustillent les provinciales :
« Les femmes s’entretinrent de modes, et demandèrent au Chevalier quelles étaient les couleurs les plus en vogue ; il leur répondit qu’on portait maintenant le « soupir étouffé », la « cuisse de Nymphe émue », « les désirs satisfaits », « la passion dévorante », le « lendemain de noces ». On raisonna beaucoup sur toutes ces couleurs, et l’on ne concevait pas comment il était possible de trouver celle d’un « soupir étouffé » ; d’un « désir satisfait », d’une « passion dévorante », etc. Le Chevalier leur en fit l’explication de la manière la plus plaisante ; mais, leur ajouta-t-il, il en va paraître une nouvelle, qui sera appelée « l’indépendance de l’Amérique ». Elle n’est encore connue qu’à la Cour ; il n’y a que le roi, la famille royale et nos ministres qui la portent ; c’est un habit coupé ; la veste et la culotte sont couleur du Congrès. […] Mademoiselle Alexandre, le nec plus ultra de nos marchandes de modes de Paris, est occupée dans ce moment à imaginer comment nos Dames porteront les rubans de cette couleur. Lorsque je suis parti on tenait chez elle des comités pour décider cette grande affaire ; et l’on m’écrira à Lyon ce qui aura été résolu, afin que j’ordonne les étoffes qui doivent être faites pour l’hiver prochain. »
Dans les affiches du Mans retranscrites par le Journal politique et littéraire du mois de mai 1776, un journaliste invente une lettre prétendument écrite de Paris pour tourner en ridicule les dernières modes, mélangeant teintes existantes et inventions de son cru. Le texte est un petit chef-d’œuvre d’imagination :
« Madame *** était dernièrement à l’Opéra avec une robe soupir étouffé, ornée de regrets superflus, avec un point au milieu, de candeur parfaite, une attention marquée, des souliers des cheveux de la reine, brodés en diamants en coups perfides, et le venez-y-voir en émeraudes ; frisée en sentiments soutenus, avec un bonnet de conquête assurée, garni de plumes volages, avec des rubans d’œil abattu, ayant un chat sur les épaules, couleur de gens nouvellement arrivés, derrière une Médicis, montée en bienséance avec un désespoir d’opale et un manchon d’agitation momentanée ! »