On ne peut pas écrire tout de suite sur Asnières, sur les élèves, sur leurs rêves, sur leur charisme naissant...

© Miliana Bidault

J’aime de plus en plus Asnières. Il faut du temps pour revenir d’Asnières, on ne peut pas écrire tout de suite sur Asnières, sur les élèves, sur leurs rêves, sur leur charisme naissant, sur leurs vies qui s’ouvrent. J’adore Asnières, j’aime de plus en plus. D’abord je suis posé sur un banc alors que le soleil brille, la mairie me domine, les cloches sonnent 14 heures, je mange au soleil, quiche poireaux, cake au citron, un instant de répit. Au loin, un chantier fait comme un bruit d’oiseaux tropicaux, je mange, je comprends que c’est un chantier, je le sais, mais ne cesse de me dire, ces oiseaux, ces oiseaux, cette volière, ce caquètement puissant, quelle sorte d’oiseaux, est-ce ? Puis : le chantier. Je mange, je mange, j’ai un instant de répit. Entre Paris et Asnières, entre la vie et les élèves, entre eux et moi. Je mange, je regarde. Une jeune femme fait des mouvements de yoga sur un banc, elle est extrêmement souple, hyper laxe, elle fait la charrue et ses pieds touchent le sol, àl’arrière de sa tête, elle est en justaucorps noir, mince, asiatique, petite trentaine, elle se cambre comme un arc, s’étire exagérément, les hommes qui passent la regardent, les femmes aussi, cette femme noire plantureuse, accompagnée de son mari, tourne la tête, choquée, envieuse. C’est extrême. Les mouvements de ce corps, dans l’espace, public.

Le lendemain, le soleil brille encore, je m’installe àla même place, je m’offre un McDo dégueu, très bon.

Les mariés sortent de la mairie. Elle, en blanc, couronne sur la tête. Lui, costume bleu. Famille méditerranéenne. On se marie encore, ces jours-ci ? Tout le monde a le masque. Ils ne sont que quelques-uns, ce sont les consignes.

La santé avant tout.

Et la joie après.

J’aime de plus en plus Asnières, on y respire un air plus pur qu’àParis.

Je rencontre un nouveau groupe d’élèves.

Je ne me répète pas, j’abrège les présentations, on commence àécrire tout de suite, on entre dans le vif, l’autobiographique. Je distribue un extrait d’Edouard Levé, suicidé en 2007. Je l’avais rencontré àune soirée au musée Zadkine, de ces soirées qu’organisait Jérôme M., pendant des années j’ai reçu les mails de Jérôme M. intitulés « Lectures musée Zadkine.  » Je distribue un extrait d’Autoportrait, le livre brillant d’Edouard Levé. Ils écrivent, àla main, sur leur téléphone ou àl’ordinateur. Elle aime Ouessant, il aime Cannes. Elle aime le 19e (arrondissement de Paris), et le 1eraussi – avec la « maison de Molière  », leur théâtre àtous, la Comédie-Française, située place Colette. Il aime Angoulême, les trois appartements où il vécut. Elle aime Tel-Aviv, sa maison de famille. Il apprécie la Loire, les peupliers après Sancerre, quand on descend vers le fleuve. Il n’aime ni Paris, ni l’Italie, il n’est d’aucun de ces pays, il a quitté l’appartement où il vivait, àcause d’une « dynamique familiale  ». Léa cherche le « je  » en l’autre, Blanche a fait une crise d’adolescence àl’envers. Lubin aime les embruns, les vagues qui claquent, les pieds sur le granit breton, cette terre sur laquelle il faut s’ancrer, plusieurs fois par jour, cinq minutes par jour, comme dit la body thérapeute, l’enseignante de pratiques millénaires. Adil aime Paris, aime rouler en scooter la nuit. Héloïse choisit l’Italie, elle n’est pas de ce pays, mais justement, c’est ce qui l’attire. Je leur dis de parler des lieux avant de parler d’eux. Je parle bien d’Asnières. Ils s’installent, maintenant le printemps est là, on laisse tout ouvert, bien aéré pour tuer la maladie. L’école se vide, vient le temps du concours, une nouvelle jeunesse, de nouveaux visages seront làl’an prochain. Les élèves traversent la France ou la ville et viennent s’agglutiner ici, passent deux scènes, racontent leur espoir. Je ne les connais pas. Ils ne sont pas au même endroit. Je traverse la métropole en tous les sens, j’ai mal au pied, au cou du pied, la nuit c’est insomnie, douleur et solitude, la vieille et lancinante histoire, un élève voudrait que j’écrive avec eux, je dis que je ne peux pas écrire et écouter – mais j’écris après. J’aime de plus en plus Asnières, oui, j’aime les vies inconnues, impossibles.


Alors j’aime de plus en plus Asnières, je regarde la vie passer, une année de plus passer, j’oublie l’hiver, j’accueille l’été, les mimosas sont fanés, les feuilles ont ce vert tendre. J’ai mes habitudes, mes repaires, ces magasins fermés, ces portes condamnées. Je marche toujours au même endroit, j’ai le rituel de 15 heures, celui de 18 heures, entre les deux il n’y a rien, il y a la vie des autres, les vies des élèves et leurs textes grandioses ou effrayés, touchants ou menaçants.

L’atelier dure trois heures, je me demande souvent, qu’est-ce que je vais dire, et làon fait quoi, comment vais-je relancer, accueillir le silence, ou au contraire saturer l’espace de parole, répondre aux demandes les plus diverses, voir des figures se mettre en place, au fur et àmesure que les groupes, les ateliers se succèdent. Chaque groupe, chaque communauté, un nouveau voyage. Six garçons, quatre filles dans celui-ci.

J’ai envie de les voir jouer.

A force de les avoir entendus, de les avoir lus, je veux les voir sur scène. Et découvrir l’acteur, l’actrice qu’ils / elles sont vraiment.


Une élève dit qu’elle n’écrit que dans le besoin – vivre dans le besoin – sinon elle n’écrit pas. Oui, bien sà»r, mais elle dit aussi qu’elle ne commence jamais de livre, parce qu’elle voudrait pouvoir le finir tout de suite – entre les deux il n’y a rien, pas d’espace pour laisser le livre attendre (elle parlait de lire un livre bien sà»r, mais ça vaut aussi pour l’écrire.)

Un élève dit qu’il arrache toujours la dernière page du livre, il ne veut pas connaître la fin.

Une autre dit qu’elle ne finit jamais les livres, ça la rendrait trop triste, d’avoir fini.

Elles ont toutes lu J.K. Rowling, ils ne connaissent pas Annie Ernaux – « Ã§a s’écrit comment ?  »

Elles lisent du théâtre, ils kiffent les alexandrins, elles ont pleuré avec un livre, « c’est si rare  », pas comme au cinéma. « J’avoue, je lis pas  », mais ils me criblent de références, je recopie consciencieusement.

Elles ont fait des études littéraires, pas comme moi : littérature comparée, hypokhâgne / khâgne, mais le théâtre, c’était trop fort, jouer, ça ne s’empêche pas ; devenir comédien, devenir comédienne, ça fait peur, mais l’envie est là, elle revient, puissante, toujours.

Qu’est-ce que je cherche en eux ?

Qu’est-ce qu’ils m’apprennent, qu’est-ce qu’ils m’apportent ?


Cette année, je n’aurai fait « que ça  ». Aller àAsnières, et écrire sur eux – àpartir d’eux.


J’aurais aimé être comédien, comédienne, c’était la vie rêvée.


Je marche dans Paris, je ne vais pas àAsnières, est-ce que leurs corps, leurs présences sont réelles ?

L’hiver revient, balaie toute la lumière, écrase la ville encalminée, les projets éteints, la vie en sourdine, « clandestine  », underground, comme disent les médias, en parlant de restaurants interdits, illégaux. Je marche dans Paris, j’évite Asnières, je ne vais pas du tout àAsnières.

Cette ville est faite de mille villes en une, au pied de la tour Eiffel, les arbres ont ce même vert encore, pour les jours d’avril, ce vert presque jaune, pointilliste, aperçu l’autre jour au parc des Cormailles – àIvry. Car, oui, je suis aussi allé àIvry, et àPantin même. Et àSevran idem, et dans la foret d’Ermenonville. Au plus loin que je puisse, dans une zone autorisée, ou interdite, peu importe, j’ai une boulimie de Paris, de grand Paris. Je découvre Ivry-Port et ses immeubles détruits, son hôtel Gambetta fantôme, l’école Maurice-Thorez, l’avenue Lénine et la cité Gagarine détruite. J’admire les friches, les trous, les couleurs, les programmes neufs comme l’autre jour àla ZAC d’Asnières. Je passe sur la Seine avec mon ami T., on rôde autour de Chinagora, le vaisseau chinois, vide de chez vide, plus vide qu’avant, où j’avais fait un documentaire sonore sur les bruits de Paris, avec V., ma preneuse de son, morte à40 ans d’un accident. Je suis obsédé par les morts, la ville est nourrie par les morts, ou les absents – tous ceux qui ont déménagé, comme le cÅ“ur de Véronique Sanson (ou plutôt de France Gall, dans sa chanson « Si, maman, si  »). On marche, on traverse la Seine, on est àla confluence, la Marne « se jette  » bien tranquillement, se jette au ralenti, dans la Seine, àmoins que ce ne soit l’inverse, les deux cours d’eau s’embrassent, les bras d’eau se fondent et forment le fleuve qui passera sous les ponts de Paris – quelques kilomètres plus loin, avant de rejoindre Asnières, encore un peu plus loin. Oui, je suis allé àIvry, j’ai admiré le vert tendre, le rose tyrien des prunus et les fleurs blanches d’un arbre inconnu. Il faisait si beau, samedi. J’ai admiré l’architecture brutaliste ivryenne et les tours Duo en train de se construire, là-bas, au bout de la perspective, de l’autre côté du périph. Il paraît que les voitures du périph se reflètent dedans. Mais je m’égare – àIvry, les trottoirs sont larges et plats, l’espace est vaste comme àBerlin.

A Pantin, l’autre jour, il faisait très chaud et j’ai visité cette splendide agence de publicité, dans la carcasse en béton années trente des Magasins Généraux. Sur le quai, sur l’esplanade – j’avais oublié mon badge visiteur et le garçon de l’accueil me courait après – les skateurs faisaient claquer leurs planches sur les carreaux, les petits carreaux, les petits pavés. Il faisait 27 degrés.

A Sevran, c’était l’été aussi, dans le parc forestier national de la Poudrerie, avec mon neveu L. Un mardi au soleil, sur l’herbe encore humide, et le long du canal, alors qu’au fond, tout au fond, la silhouette de la basilique du Sacré-Cœur apparaissait, à13 km de distance.

Mais àprésent c’est Paris, le vieux Paris vide et minéral – la ville est faite de mille villes – avec ses immeubles crème, ses portes àla belle ferronnerie, ses encorbellements baroques, belle époque et ses lignes art déco. C’est l’avenue Charles-Floquet, le Champ-de-Mars, l’ambassade du Cambodge, d’Ethiopie et de République tchèque. Marquer, marquer, puisque le temps passe. Les présences des élèves d’Asnières, comme en attente. Marcher, marcher, puisque c’est tout. Ce qui reste, quand il n’y a rien. Se fatiguer. S’épuiser. Penser en marchant, puisque la pensée est différente, ainsi. C’était l’avenue Charles-Floquet, la tour Eiffel en deuil, de ses touristes et des vibrations de la ville, c’était l’ouest, les familles bourgeoises. La bourgeoisie est la même, cinquante ans après, elle a juste changé de look – presque bobo.

Je passe, je passe, il n’y a rien, rien àfaire, àvivre – penser, rêver.

Place Dupleix, un endroit jamais vu, une petite place désertée par la jeunesse, car trop loin du 11e (arrondissement de Paris). Une petite place qui ressemble au square Gardette, àParis 11e, épicentre de notre monde stylé. Avec son église, ses bancs, ses marronniers et ses jolis immeubles. Si j’étais resté plus longtemps, je pourrais la décrire mieux, et avec plus d’originalité. J’ai dit aux élèves de partir des lieux, de raconter un endroit qu’ils aiment, de commencer par ça. On verra.

Pour l’instant, je ne pense pas àeux, mais les élèves du groupe précédent m’envoient leur audio, le texte qu’ils ont écrit – choisi entre tous – et enregistré sur leur téléphone. J’entends leurs voix d’acteurs, d’actrices, je les redécouvre. Je les écoute comme si je ne les connaissais pas, leur voix, comme l’âme, se détache du corps, de leur présence connue. Je n’ai plus que leurs voix. Je les ai quittés, je suis avec un autre groupe maintenant. Mais j’ai la voix de ceux que j’ai aimés, accompagnés. Ils m’envoient, l’un après l’autre, un petit texte en cadeau. Une voix comme un bout d’essai. J’admire la voix de Viola, j’entends àpeine celle de Léa. Celle de François est claire et nette – et amusante – celle de Balthazar est charnelle.

Je marche parce que je n’ai rien àfaire.

Je peux être.

J’erre au pied des tours du Front de Seine, sur la dalle jonchée de détritus, théâtre des règlements de comptes entre bandes, entre blousons dorés du 15e (arrondissement de Paris) – il n’y a pas de blousons dorés, juste des fantasmes de journaliste, mais j’adore l’expression. Rue Émeriau, on est comme àl’arrière d’un organisme monstrueux, d’une bête titanesque, aux dimensions de planète, de maxi-navette spatiale : la dalle du Front de Seine et ses tours plantées dessus. Je n’étais jamais passé là. Souffleries d’immeubles, passages couverts, hommes dormant sous la dalle, puissance des tours new-yorkaises, grand corps malade d’un gratte-ciel en réfection.
Nostalgie de mon neveu L., qui vivait dans le quartier.

On mangeait des tacos chez Chipotle, àBeaugrenelle, en regardant la Maison de la Radio de l’autre côté de la Seine.

Pourquoi le temps passe, les gens meurent, ou s’en vont, mais les souvenirs restent ? Pourquoi la ville nous y confronte, sans cesse, comme une peau, un suaire, un rappel de ce qui fut ?

Arpenter les nouveaux quartiers, les nouvelles villes qu’on appelait autrefois la banlieue nous libère d’un passé trop lourd.

Que le vent souffle, et que tout passe.

6 mai 2021
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